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Gage Skidmore - Flickr
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Dans le même numéro

Il faut accorder l’asile constitutionnel à Edward Snowden

avril 2019

Edward Snowden a risqué sa vie pour dénoncer un système de surveillance généralisé. Réveillant notre tradition révolutionnaire et suscitant l’enthousiasme des jeunes générations, il mérite l’asile constitutionnel qui, à la différence de l’asile politique, ne requiert pas la présence préalable sur le territoire.

Le 6 décembre dernier, vous avez organisé une conférence en présence d’Edward Snowden en direct de Russie[1]. Qu’avez-vous retenu de cette rencontre ?

Cette conférence était réservée aux étudiants, aux personnels et aux enseignants de l’université Paris I Panthéon Sorbonne. Elle avait été annoncée à l’avance et les inscriptions avaient été ouvertes à une heure et une date précise. Au bout de trois minutes, l’amphithéâtre de 500 places était rempli ; 11 000 personnes se sont ensuite inscrites sur la liste d’attente. Cette présence et cet enthousiasme, exprimés durant les échanges, dont la grande qualité a bénéficié des questions très pertinentes des étudiants, ont révélé qu’Edward Snowden est, comme l’a titré le Financial Times quelques semaines plus tard en rapportant cette conférence, le héros de cette génération d’étudiants français et européens, les millenials[2].

Nous entrons dans une société dans laquelle nous sommes
en voie d’être
complètement aliénés.

Au cours des débats, Edward Snowden a démonté et dénoncé l’atteinte portée à nos libertés individuelles par la surveillance généralisée pratiquée d’abord par les services de renseignement américains, puis par des entités privées, les Google, Amazon, Facebook et Apple (Gafa). Aujourd’hui, lorsque nous parlons en laissant nos téléphones portables allumés, différentes structures, publiques ou privées, peuvent avoir connaissance de ce que nous disons. Cela a des conséquences réelles, conscientes et inconscientes, sur nos actes. Notre spontanéité de parole va être entravée par ce risque d’être écouté, de devoir se méfier de nos téléphones et de nos ordinateurs. Nos démocraties libérales sont confrontées aujourd’hui à la surveillance de masse qu’elles ont, paradoxalement, combattue dans les régimes totalitaires au moment de la Seconde Guerre mondiale et tout au long de la guerre froide. Certes, nous ne sommes pas dans des régimes de cette nature et nos États ne déportent pas les citoyens au Goulag ou dans des camps d’extermination. Il n’empêche que les prévisions de Georges Orwell sont en train de se réaliser. Nous entrons dans une société dans laquelle nous sommes en voie d’être complètement aliénés.

En juin 2013, Edward Snowden a révélé au monde l’existence de programmes de surveillance administrés dans le plus grand secret par les agences de renseignement américain. Il a par la suite démontré que ces programmes de surveillance, loin d’être orientés exclusivement vers la prévention du terrorisme, servaient d’autres objectifs, comme par exemple le renseignement économique. Depuis lors, il a évolué vers une critique plus générale des plateformes numériques. Quels aspects de ces révélations vous semblent les plus préoccupants ?

Les Gafa utilisent les données que nous envoyons avec nos appareils électroniques et nos conversations pour produire des données qui vont mobiliser notre attention. À la fin du xixe siècle, ère du fordisme, le corps humain était asservi à des activités professionnelles. Aujourd’hui, c’est le temps d’attention disponible que l’on exploite et que l’on réduit ; c’est le cerveau que l’on essaie d’enfermer, par des manipulations subtiles de langage et le martèlement d’informations. C’est le combat contre cette aliénation que nous devons mener.

Edward Snowden est d’abord quelqu’un qui a risqué sa vie pour rendre ce système public. Depuis, il est devenu un guide intellectuel qui le combat au nom de nos libertés. En dehors de lui, on constate une mobilisation très insuffisante des acteurs politiques et sociaux, français, européens, voire mondiaux puisqu’il s’agit d’un problème mondial, pour réguler et réorganiser les pouvoirs de ces plateformes numériques de telle façon que nos droits fondamentaux à la liberté de nous exprimer, de penser, de parler, de partager soient complètement garantis et protégés.

Edward Snowden
doit être libéré pour guider
la jeunesse européenne.

Ce qui était formidable lors de cette conférence, c’était de voir que le combat d’Edward Snowden semble avoir été compris et fait sien par la nouvelle génération. On pourrait la croire séduite, voire embrigadée par les Gafa, c’est peut-être justement elle qui va être capable de se soulever afin de réguler leurs usages. À la fin de la conférence, Edward Snowden explique que ce combat nécessite des réformes profondes et qu’à défaut, il faudra mener une révolution. Chef de file potentiel de ce grand mouvement de réforme, il est pour l’instant enfermé à Moscou pour sa propre protection : il doit être libéré pour guider la jeunesse européenne dans cette lutte. S’il pouvait nous rejoindre de facto comme citoyen européen, il soutiendrait et animerait la mobilisation sociale et politique au sens noble du terme dont nous avons besoin, non pas au service d’un parti mais de nos libertés. Des milliers de jeunes seront prêts à se mobiliser pour cette cause le jour où il arrivera en France. Cela créera une dynamique sans précédent.

À l’été 2013, à la suite de ses révélations, Edward Snowden s’est vu retirer son passeport américain, bloqué dans la zone de transit de l’aéroport de Moscou, puis accueilli à titre temporaire en Russie, où il réside depuis lors. En juin 2014, il a souhaité demander l’asile politique dans plusieurs pays d’Europe, dont la France, mais il en a été dissuadé. Vous avez alors fait partie d’un comité de soutien déterminé à appuyer cette demande[3]. Pouvez-vous expliquer le sens de votre mobilisation ?

Je n’ai pas été sensibilisé et donc mobilisé tout de suite. Mais, grâce à ces révélations, j’ai pris conscience du monde dans lequel nous vivons, gouverné par ce système de surveillance généralisée. C’est alors que j’ai compris l’ampleur du combat d’Edward Snowden. J’ai donc ressenti comme une dette à son égard.

Alors que se profilait le premier anniversaire de son départ, j’ai été contacté par un journaliste de l’Express qui m’a proposé de signer une pétition adressée à François Hollande, alors président de la République, intitulée «  Accordez l’asile politique à Edward Snowden[4]  ». Elle s’inscrivait dans le cadre de l’asile de la Convention de Genève de 1951, qui prévoit que le statut de réfugié politique peut être accordé à toute personne « persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ». Cette protection ne peut s’appliquer que lorsque la personne requérant l’asile est déjà entrée sur le territoire national. Elle n’oblige pas les États signataires à accueillir et à traiter la demande d’asile d’une personne qui se trouve à l’extérieur. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il n’y pas d’obligation légale d’accueil à l’égard de tous les demandeurs d’asile ayant fui de pays comme la Syrie ou la Libye. Les États doivent traiter la demande une fois que la personne se trouve sur leur territoire, et à condition, en application du règlement européen Dublin III du 26 juin 2013, qu’elle ne soit pas passée d’abord par un autre pays d’Europe. Edward Snowden s’est vu refuser par la France l’entrée sur son territoire pour y déposer une demande d’asile, il ne peut prétendre au statut de réfugié politique prévu par la Convention de Genève de 1951.

Mais la France dispose d’une procédure de protection exceptionnelle, prévue à l’article 4 du préambule de la Constitution française du 27 octobre 1946, qui énonce que « tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a le droit d’asile sur le territoire de la République ». Cet asile constitutionnel, transcrit dans la Constitution de 1958, est devenu effectif et porteur de droits après le rapport que j’ai remis à Lionel Jospin et à Jean-Pierre Chevènement à l’été 1997[5], permettant son inscription dans la loi du 11 mai 1998 relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d’asile. Depuis, des dizaines de combattants – journalistes, militants des droits humains, artistes – persécutés pour leur lutte en faveur de la liberté ont pu bénéficier de l’asile constitutionnel en France.

Cette procédure est en un sens plus restrictive que celle prévue par la Convention de Genève de 1951, puisqu’elle prévoit de protéger des personnes en raison de ce qu’elles font activement et non de ce qu’elles sont. L’asile constitutionnel protège des acteurs du combat pour la liberté, et qui sont persécutés pour ce combat, soit peu de personnes. En revanche, il est aussi plus souple en ce qu’il n’est écrit nulle part qu’il impliquerait la présence en France du demandeur persécuté. Quand on se réfère aux débats constitutionnels de la première et de la seconde Assemblées constituantes en 1946, on constate en effet que le constituant s’adressait à des personnes se trouvant en dehors de nos frontières, pour leur signifier que la France leur offrirait dorénavant la protection que leur combat pour la liberté mérite, dans les cas où ils seraient en danger.

Notre Constitution offre donc une place spéciale à Edward Snowden en France. Si l’asile de la Convention de Genève a pu lui être refusé, il peut en être différemment de l’asile constitutionnel ; car jusqu’à présent, le Conseil d’État, juge en cassation de toutes les procédures d’asile rejetées par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), puis par la Cour nationale du droit d’asile (Cnda), n’a jamais stipulé que le demandeur d’asile constitutionnel devait être en France pour faire sa demande.

Edward Snowden pourrait donc déposer aujourd’hui une nouvelle demande d’asile en France, avec de meilleures chances de réussite ?

Effectivement, aujourd’hui toutes les conditions sont réunies pour qu’il entame cette démarche. L’Ofpra, puis le juge d’appel en cas de refus, enfin le juge de cassation, qui rend la justice au nom du peuple français, auront à décider de sa demande d’asile constitutionnel en raison de son combat pour la liberté, s’il décide de la déposer. Ce serait une démarche puis une décision de portée capitale, et du point de vue de la jurisprudence sur l’asile, et du point de vue de l’indépendance des juges qui sera mise à l’épreuve.

Mais les juges, qui ont, comme tous les citoyens, découvert cette surveillance de masse, tiennent compte des principes qui ont fondé les textes qu’ils ont en charge d’interpréter et du contexte, dans leur appréciation souveraine. Or, justement, le contexte a changé : Snowden était quasi seul il y a cinq ans, tandis qu’aujourd’hui, le Parlement et la Cour de justice de l’Union européenne ont intégré dans leurs décisions les leçons qu’il nous a permis d’apprendre sur les Gafa. La situation politique aux États-Unis a aussi changé. Lors de la conférence du 6 décembre dernier, Edward Snowden a d’ailleurs exprimé son espérance de venir à Paris.

L’issue de sa demande éventuelle reposerait sur la mobilisation des juristes et de l’opinion ; il faudrait un grand mouvement citoyen pour demander qu’on lui accorde l’asile, afin de prévenir toute immixtion du gouvernement dans la procédure. Au cours de celle-ci, devront être déterminés si Edward Snowden a combattu pour la liberté au sens de l’article 4 du préambule de 1946, ce qui est indiscutable à mon sens, et s’il est persécuté, ce que je pense aussi, par les États-Unis. Elle devra enfin trancher la question de savoir s’il peut demander l’asile constitutionnel depuis l’étranger. Je déduis de la récente jurisprudence du Conseil d’État que cela est possible.

Edward Snowden est un cas particulier, tant pour ce qu’il a révélé qu’en raison de sa personnalité et de son aptitude à formuler les motivations profondes de son action. Peut-on néanmoins faire le lien entre son geste et celui de multiples autres lanceurs d’alerte, qui ont agi dans des domaines très différents ? Dans son film documentaire Meeting Snowden (2016), Flore Vasseur filme une rencontre entre Edward Snowden, le juriste américain Lawrence Lessig, très engagé dans la lutte contre la corruption politique aux États-Unis, et la fondatrice du Parti pirate en Islande, Birgitta Jónsdóttir, au cours de laquelle ils s’accordent sur la nécessité de défendre les libertés fondamentales. Voyez-vous se dessiner un mouvement d’individus courageux, capables de s’unir à travers les frontières pour restaurer la démocratie ?

Dans la conférence du 6 décembre 2018, Edward Snowden a déclaré : « Nous vivons dans un monde que nous n’avons pas choisi, et sur lequel nous sommes en train de perdre le contrôle. » C’est effectivement ce qui se passe. Edward Snowden porte à ce titre un mouvement qui s’inscrit dans la tradition révolutionnaire française. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 énonce, dans son article 2, que « le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression ». Cet article, souvent oublié, doit aujourd’hui être relu et réactivé. La liberté de conscience et la liberté d’expression sont des droits naturels et imprescriptibles de chaque être humain, auxquels le développement actuel des technologies porte atteinte. La résistance à l’oppression qu’il symbolise nous est également un droit naturel et imprescriptible, affirmé dans la Déclaration qui fonde les institutions françaises depuis la Révolution. Le combat d’Edward Snowden s’inscrit donc au cœur de notre histoire et la réveille.

Pour résister à l’oppression d’aujourd’hui, il faut fonder une association internationale entre les citoyens d’Europe mais, au-delà, de nombreux pays, car ce système de surveillance fonctionne à l’échelle mondiale. Edward Snowden incarne ce mouvement. Il est américain, exilé en Russie depuis 2013. Avant d’y atterrir, il a choisi de se défaire de toutes ses données, en les transmettant à des journalistes américains et britanniques (Laura Poitras, Glenn Greenwald et Ewen MacAskill), qui ont agi avec un grand sens des responsabilités en rendant certaines données anonymes et en ne révélant pas le contenu d’écoutes qui auraient pu mettre certaines personnes en danger. Ils ont cherché à avoir une influence politique au sens noble du terme, en révélant que des dirigeants comme Angela Merkel, François Hollande ou Lula étaient écoutés. C’était en quelque sorte le début de ce combat politique à l’échelle mondiale, qui est nécessaire et vital. Cette lutte s’inscrit dans une longue histoire. Il faut considérer le rôle d’Edward Snowden dans un esprit de retour à nos valeurs fondamentales. Par son combat, il est devenu comme un héraut mondial qui nous encourage à relever, haut, le drapeau de la liberté. La France, avec l’article 2 de sa Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, a la possibilité de se placer à la disposition et en tête de ce combat ; elle le mènera mieux si elle l’accueille au plus vite.

 

[1] - Patrick Weil, William Bourdon, Paul Cassia et Judith Rochfeld, «  Visioconférence avec Edward Snowden  », www.pantheonsorbonne.fr, 6 décembre 2018.

[2] - Simon Kuper, “Edward Snowden and the millenial conscience”, Financial Times, 23 janvier 2019.

[3] - Patrick Weil, «  Edward Snowden a le droit d’asile en France  », Le Monde, 3 juin 2014.

[4] - «  François Hollande, accordez l’asile politique à Edward Snowden  », www.change.org, juin 2014.

[5] - Patrick Weil, Mission d’étude des législations de la nationalité et de l’immigration: rapports au Premier ministre, Paris, La Documentation française, décembre 1997.

Patrick Weil

Historien, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique et professeur invité à l’université Yale, il a récemment publié Le président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef de l’État (Grasset, 2022).

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