Un diner presque parfait chez Mélanie Rouat

Le destin de Mélanie Rouat est intéressant à plus d’un titre. C’est en effet dans un métier d’hommes – la gastronomie, qui ne doit pas être confondue avec la cuisine du quotidien, tâche implicitement dévolue aux femmes – que cette finistérienne de Riec-sur-Belon réussit, devenant même une redoutable business woman possédant deux restaurants, une exploitation ostréicole ainsi que de nombreuses parts dans des conserveries et même un chalutier1. Par ailleurs, la cuisine de Mélanie Rouat est viscéralement attachée au terroir breton, alors que cette région n’est pas vraiment réputée pour la finesse de ses traditions culinaires, à l’instar du kouign amann par exemple. Autant de paradoxes qui ne peuvent qu’attirer l’attention.

Carte postale. Collection particulière.

Née à l’état-civil en 1878 à Riec-sur-Belon, la « chef » Mélanie Rouat naît en 1921 lorsqu’une troupe d’acteurs de la Comédie Française échoue affamée dans le café-épicerie qu’elle tient alors dans son village natal. Ne trouvant pas d’établissement où déjeuner, les comédiens la sollicitent et ne tardent pas à tomber amoureux des les plats qu’elle improvise en deux coups de cuiller à pot. Conquis, les acteurs incitent grandement cette veuve élevant six enfants à ouvrir son propre restaurant, ce qu’elle ne tarde d’ailleurs pas à faire.

Très rapidement, le succès est au rendez-vous. Comme en quête d’une certaine authenticité, le Tout-Paris se presse à Riec-sur-Belon : Vincent Auriol, René Coty, Roland Dorgelès… Les vedettes des arts, du spectacle et de la politique viennent s’attabler dans ce restaurant. En octobre 1929, quelques jours seulement avant le fameux Jeudi noir de Wall Street, le critique gastronomique de Paris-Soir qualifie Mélanie Rouat de « grand cordon bleu » et avance même que sa « crème qui servit d’entremets, elle mériterait d’être chantée sur le biniou ! »2

La décoration de Chez Mélanie dit d’ailleurs bien ce qu’est le restaurant : une fameuse table qui est aussi un merveilleux symbole, n’hésitant pas à l’occasion à jouer sur la corde du folklore. Les serveuses portent l’habit traditionnel de Pont-Aven et la maison joue à plein la carte de ce « terroir » magnifié par les nombreux et réputés peintres établis dans la région. D’ailleurs, les « Trois femmes et une vache dans un pré et Bretons en barque sur l’Aven » de Paul Gauguin sont longtemps exposés dans l’établissement3. En juin 1942, alors que l’occupation impose un sévère rationnement et une modification drastique des habitudes alimentaires, le restaurant de Mélanie Rouat est érigé par L’Ouest-Eclair, quotidien pourtant acquis à la cause de la Révolution nationale, en « un des derniers bastions de la Cuisine Française »4. D’une certaine manière, l’alliance dans l’assiette de la petite et de la grande patrie…

Carte postale. Collection particulière.

Or ce que dit le succès de Mélanie Rouat, c’est aussi le changement des pratiques en matière d’alimentation. Qu’on en juge à travers quelques-unes de ses plus célèbres recettes : ses palourdes farcies nécessitent 250g de beurre… pour 48 coquillages ; pour deux homards elle ajoute 100g de beurre, 200ml de crème fraiche mais aussi 200ml de muscadet et deux cuillers à soupe, que l’on imagine généreuses, de cognac. Et que dire de sa dinde rôtie farcie de 18 foies de volailles ? En 1930 comme aujourd’hui, la cuisine bretonne est non seulement rustique mais éminemment roborative, qualité qui à l’heure du diktat de la minceur et des régimes faibles en graisses et sucre n’est évidemment pas particulièrement prisée.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

1 Pour un excellent portrait de Mélanie Rouat, se reporter à LEHOUX, Florence, « Art culinaire et pictural. Chez Mélanie à Riec-sur-Belon », in CARIOU, Maël (dir), Histoire d’entreprendre. Archives du monde du travail. Le Finistère et l’entreprise, Châteaulin, 2017, p. 122-127.

2 « Gastronomie et tourisme à travers la Bretagne », Paris-soir, 7e année (2e édition de Paris), n°2 192, 6 octobre 1929, p. 5.

3 Gauguin & l’Ecole de Pont-Aven [catalogue de l’exposition], Paris, Bibliothèque nationale, 1989, p. 46.

4 « Sais-tu te nourrir ? », L’Ouest-Eclair, 43e année, n°16 570, 13 & 14 juin 1942, p. 1.