Visage de femmes pixelisé

Vous n'arrivez pas à vous déconnecter des GAFA ? Embrouillez-les !

© Piranka via Getty Images

Vous n’échapperez pas à la surveillance de masse, mais vous pouvez la gêner. C'est la théorie des chercheurs américains Helen Nissembaum et Finn Brunton. Dans leur livre Obfuscation, La vie privée, mode d’emploi ils expliquent comment embrouiller les algorithmes en publiant de fausses infos. 

Selon votre profil Facebook vous avez accouché hier et vous vous êtes cassé une jambe le mois dernier. Rien de tout cela n’est vrai, mais l'important est que Facebook, lui, vous croit sur parole. Car ces intox n'ont qu'un but : perturber l’algorithme du réseau social. C’est ce qu’on appelle l’obfuscation. L’objectif de ceux qui pratiquent cette méthode ? Protéger leur vie privée et protester contre le capitalisme de surveillance.  

On n'échappe pas à Big brother comme ça 

Dans le livre Obfuscation, La vie privée, mode d’emploi, les auteurs Helen Nissembaum et Finn Brunton partent d'un constat assez sombre. La surveillance est partout et il est d'ores et déjà très complexe d’y échapper. Pour le démontrer, ils publient une liste vertigineuse de toutes les fois où un individu est surveillé au cours d'une seule journée. De la caméra de surveillance dans sa rue aux phrases surlignées sur sa liseuse Kindle, en passant par l’utilisation de ses cartes de fidélité et de son smartphone... l'énumération ne surprend pas, mais la juxtaposition fait froid dans le dos. 

Pour échapper à cet espionnage de masse, la meilleure solution serait évidemment de se déconnecter de Facebook, Google et consorts, stocker ses données chez soi et chiffrer tous ses messages. « Le problème c’est que tout le monde n’a pas les connaissances techniques pour le faire », explique l'auteur de la préface du livre, Laurent Chemla, un ardent défenseur de l'open-source. Et, reconnaissons-le, se déconnecter des grandes entreprises de la tech n’est pas si simple. Dans une série d’articles intitulée « GoodBye big Five », la journaliste de Gizmodo Kashmir Hill raconte très bien à quel point se débarrasser des grandes plate-formes est une mission quasi impossible. 

Brouiller les données serait donc la seule solution qu’il reste aux individus soucieux de préserver leur intimité. Même si, ce n’est peut-être pas la plus efficace, mais au moins, elle est accessible à tous.

« C’est une guérilla » dont les armes sont économiques

Les auteurs définissent d'ailleurs l’obfuscation comme l’ « arme du faible » . « On est de toute évidence dans un rapport très inégalitaire. Face à la volonté des États et des GAFA de contrôler nos données, il y a peu de solutions, explicite Laurent Chemla. C’est une guérilla », précise-t-il. Une guerre asymétrique. Et les armes de cette guerre sont économiques. En clair : on se bat contre des géants avec des bâtons, mais il faut se battre quand même.  « Si tout le monde publie de fausses informations alors les données perdent de la valeur. C’est un moyen de financer un peu moins les monstres comme Google, Facebook et Amazon. »

Brouiller les pistes pour tromper l’ennemi ?  L’astuce ne date pas d’hier et trouve ses racines dans le monde réel. Les auteurs rappellent que pendant pendant la Seconde Guerre mondiale, les bombardiers britanniques et américains utilisaient des paillettes d'aluminium. Ces paillettes brouillaient le signal des radars allemands, empêchant les opérateurs ennemis de localiser les bombardiers.

Inonder son profil Facebook d'histoires loufoques 

Sur le net, la technique prend différentes formes. Le livre énumère des dizaines de méthodes. Il est possible d’embrouiller les algorithmes « à la main ». En postant de fausses infos sur Facebook par exemple. C’est ce qu’a fait le développeur et entrepreneur Kevin Ludlow en 2012. Il a inondé son profil de centaines de fausses anecdotes pendant des mois, « tellement d’histoires que l’on pourrait écrire un roman en trois volumes avec, précisent les auteurs. Il s’est marié et il a divorcé ; s’est battu contre un cancer (deux fois), a eu les os fracturés à plusieurs reprises, a conçu et mis au monde des enfants, (…) embrassé une douzaine de religions. »

Sans aller jusqu’à s’inventer une vie délirante, de petits gestes simples suffisent pour tromper les algorithmes. « Lorsque vous achetez quelque chose pour un proche sur Amazon, évitez de préciser que vous faites un cadeau, suggère Laurent Chemla. Si j’achète une poupée pour ma nièce sans préciser à Amazon que c’est un cadeau, l’algorithme me proposera d’autres modèles de poupée. » Un moyen de brouiller votre profil Amazon. 

Cliquer sur des pubs qui ne nous intéressent pas 

D’autres moyens un peu plus évolués sont aussi disponibles. Certains outils permettent de générer de fausses données automatiquement. L’un des plus connus s’appelle Trackmenot. Il permet de dissimuler vos recherches sur internet en les noyant dans un flot de recherches factices générées aléatoirement. Si vous recherchez "café Paris wifi", par exemple, le navigateur pense que vous avez aussi cherché "jus de fruits Lyon", "lampe halogène" et "méthodes épilation".

Il y a aussi Adnauseam. Une extension pour navigateur web qui clique de façon aléatoire sur tous les bandeaux publicitaires de toutes les pages web où navigue un internaute. L’idée ici est de réduire la valeur du clic en les dissimulant derrière ceux générés automatiquement. Plus récemment, des codeurs ont développé un petit programme pour gêner la récolte de données d'écrans publicitaires

Quel est l’ampleur de ce mouvement de protestation contre la collecte des données ? Laurent Chemla estime qu’il s’est densifié ces dernières années, mais il reconnait qu’il reste marginal. Notamment en France. « Sur les sujets de protection des libertés en ligne, la France est généralement un peu en retard. »

Brouiller les données, c'est gaspiller ?  

Par ailleurs, la technique de l'obfuscation suscite quelques critiques. Les sceptiques avancent que la méthode n’est pas très efficace parce qu'il est facile d'identifier les données résiduelles et délirantes. Laurent Chemla est plus mesuré sur cette question : « Les services de surveillance d’État mettent certainement les moyens pour identifier une donnée marginale parmi une masse de données. Mais je ne suis pas sûr que les GAFA aient les moyens de le faire ».

On pourrait aussi regretter que la méthode ne soit pas être très écolo. Faire tourner les serveurs pour raconter n'importe quoi, on a vu mieux en matière de sobriété numérique. Helen Nissembaum et Finn Brunton répondent que l’énergie consommée par l’obfuscation est minime comparée à l'impact environnemental des débits de fichiers audio et vidéos quotidiens. « Au bout du compte, l’eau qui goutte petit à petit d’un robinet mal fermé est sans doute, et de loin, moindre que celle consommée pour prendre chaque jour une douche. Mais l’on trouve que c’est un gâchis, parce que cela ne correspond pas à une nécessité », comparent-ils. Pour eux, lutter contre la marchandisation des données et l'espionnage de masse est bel et bien une nécessité.   

Pour Laurent Chemla, le réel antidote contre la surveillance de masse se trouve chez les services alternatifs à ceux des géants de la tech. Les utiliser permet de décentraliser le web et de complexifier le traçage des données. Toutefois, l’obfuscation reste, à ses yeux, une solution pertinente en attendant que ces services se démocratisent. 

 

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Marine Protais

À la rubrique "Tech à suivre" de L'ADN depuis 2019. J'écris sur notre rapport ambigu au numérique, les bizarreries produites par les intelligences artificielles et les biotechnologies.
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commentaires

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  1. Avatar quidam dit :

    Déjà, on peut sans doute bien vivre sans facebook ...

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