Écho de presse

Les révoltés d’Ajain : un impôt à l’origine de l’insurrection

le 21/07/2019 par Michèle Pedinielli
le 05/04/2019 par Michèle Pedinielli - modifié le 21/07/2019
Paysans limousins, tableau de Philippe-Auguste Jeanron, 1834 - source : Palais des beaux-arts de Lille-WikiCommons
Paysans limousins, tableau de Philippe-Auguste Jeanron, 1834 - source : Palais des beaux-arts de Lille-WikiCommons

En juin 1848, la garde nationale ouvre le feu sur des paysans de la Creuse réclamant la fin de « l’impôt de 45 centimes ». La fusillade fait seize morts et une dizaine de blessés.

Au mois de mars 1848, à la suite des journées révolutionnaires de février, le jeune gouvernement met en place un nouvel impôt afin de remplir les caisses vides de la Deuxième République. Appelé « impôt des 45 centimes », il représente une augmentation de 45% des prélèvements.

Sans surprise, celui-ci est immédiatement impopulaire, notamment parmi les paysans de la Creuse, vulnérables d’un point de vue économique, et qui fédèrent leur mécontentement au mois de juin.

« Comme il était facile de le prévoir, la perception de l'impôt des 45 centimes a soulevé nos campagnes.

Plusieurs ont même refusé de le payer avec menace de mort contre qui les paierait ou viendrait les percevoir. »

Cette résistance n’est pas étonnante étant donnée la pauvreté de la région, selon le journal de Charente-Maritime voisine L’Écho Rochelais.

« La perception de l’impôt des 45 centimes rencontre dans la Creuse une résistance obstinée, parce que ce pays est pauvre, parce que le sol y est divisé à l'infini et peut difficilement suffire à la subsistance des habitants, qui sont forcés de recourir ordinairement à des industries aujourd’hui en souffrance. »

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La menace gronde en campagne, et prend d’abord la forme d’une pancarte manuscrite accrochée à un arbre, dont le contenu ne laisse aucun doute quant à la détermination de ses auteurs.

« À la sortie de la messe, dimanche dernier, quelques paysans ont arboré sur un arbre de liberté le drapeau noir ; un crochet de fer et un nœud coulant ont été attachés à cet arbre, et l’un d’eux a cloué au bas un écriteau portant peine de mort à quiconque paierait l’impôt. »

Devant un tel refus, le gouvernement est contraint d’envoyer la garde afin d’aider les collecteurs dans leur travail de perception. Le 12 juin 1848, deux brigades de gendarmerie entrent à Ajain, une petite commune de la Creuse, pour assurer la protection du percepteur qui doit arriver le lendemain.

La situation s’envenime dès l’arrivée de la troupe, qui fait quatre prisonniers, tous rapidement embarqués à la préfecture de Guéret, le chef-lieu du département.

« Hier la gendarmerie de Guéret était allée aider les agens [sic] de l’autorité. Dans la lutte qui s’est engagée, quatre des leurs ont été pris et amenés à la prison.

Cette nouvelle qui s’est répandue avec rapidité, a échauffé les têtes ; dès le matin on a sonné le tocsin dans toutes les communes environnantes, et il nous a été annoncé qu’une masse innombrable descendrait sur Guéret, afin de délivrer les prisonniers. »

Effectivement, le tocsin résonne et les habitants des environs (Ajain donc, mais aussi les villages de Ladapeyre ou Pionnat,) marchent sur Guéret pour délivrer les paysans prisonniers.

Dans un premier temps, il semble qu’une discussion s’engage pour la libération prochaine des prisonniers.

« La garde nationale, réunie à temps au grand complet, ouvriers et bourgeois, avait pris position aux portes de celte ville.

Quand les deux attroupements se sont rencontrés, on a parlementé. Dix des insurgés ont été appelés à venir exposer leurs plaintes à la préfecture. »

Cependant, alors que les discussions s’enlisent, la troupe montre des signes d’impatience.

« Après deux heures et demie d'attente, les tambours battirent aux champs, et les sommations de rigueur allaient être faites, lorsque les paysans, qu'on avait inconsidérément laissé approcher jusqu'à être mêlés aux premiers rangs de la garde nationale, voulurent forcer le passage et se rendre maîtres de nous. »

Au milieu du tumulte, « un ou deux coups de feu » sont tirés depuis le groupe des insurgés. La riposte est immédiate. La garde ouvre le feu sur les paysans.

« On venait de recommander à un détachement de gendarmerie d'approcher en avant, de charger après roulement de tambours et les sommations légales, mais sans user, autant que possible, de leurs armes.

À ce moment, le maire ordonne le roulement ; les paysans se ruent sur les baïonnettes des pompiers ; deux coups de fusil partent successivement des rangs des insurgés ; le premier peloton des pompiers riposte à bout portant.

Suit un affreux désordre du côté des paysans et dans les rangs de la gardé nationale. Le sang était répandu. » 

Le bilan est lourd du côté des révoltés : on relève seize morts et  une dizaine de blessés. À la Chambre, le député socialiste Pierre Leroux s’émeut du sort de ces paysans creusois et partant, de tous ceux qui ont à payer cet impôt :

« C’est avec une profonde douleur que je viens entretenir l'Assemblée sur la situation laquelle se trouvent plusieurs de nos départemens [sic].

Des correspondances de la sincérité desquelles il ne nous est point permis de douter nous apprennent que le sang humain coule sur plusieurs points, et là-dessus j'éprouve le besoin de faire des interpellations au ministère. Il y a ici plusieurs représentants du département de la Creuse ; tous pourront vous dire qu'un très grand nombre de citoyens ont été victimes de troubles qui se sont élevés à l'occasion de la taxe de 45 centimes. […]

Eh bien ! Je dis que c'est toujours une chose affligeante ; c'est un événement qui prouve combien la taxe de 45 cent. est devenue odieuse dans beaucoup de localités. Je sais qu'on a excepté certains lieux de cette perception : mais cette exception sera peut-être elle-même une source de désordre, il en est de même de l'impôt sur les boissons.

La suppression de l’exercice, en remédiant à un mal, a fait naître de plus grands inconvénients. Partout le mécontentement est considérable. »

Le général Cavaignac, qui devient président du Conseil après avoir réprimé dans un bain de sang les révoltes des Journées de juin 1848, refusera obstinément d’abolir l’impôt des 45 centimes.

Aux élections présidentielles de décembre 1848, catastrophiques pour les Républicains, le futur empereur Napoléon III obtiendra plus de 95 % des voix dans la Creuse.

Pour en savoir plus :

Alain Corbin, « La violence rurale dans la France du XIXe siècle et son dépérissement : l'évolution de l'interprétation politique », in: Cultures & Conflits, 1993

Antoine Perrier, « 1848 en Creuse », in: Revue d’Histoire du XIXe siècle, 1949

Yves-Marie Bercé, Croquants et Nu-pieds, les soulèvements paysans en France du XVIe au XIXe siècle, Gallimard, 1974