Gloria Steinem, icône féministe : “Nous, les femmes, ne sommes pas destinées à être subordonnées ou soumises”

Depuis soixante ans, elle parcourt les routes américaines, délivrant son message à travers meetings, marches et prises de paroles : pour la libération des femmes, contre le racisme et la ségrégation, les violences sexuelles et domestiques… . Aujourd’hui, la publication de ses Mémoires “Ma vie sur la route” laisse enfin une trace écrite de ses combats. 

Par Nathalie Crom

Publié le 08 avril 2019 à 18h40

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 00h57

Inlassable combattante pour les droits des femmes, l’Américaine Gloria Steinem (née en 1934) a forgé sur la route, depuis le début des années 1960, son statut d’icône féministe. Archicélèbre aux Etats-Unis, si elle l’est nettement moins de ce côté-ci de l’Atlantique, c’est sans doute parce qu’elle n’a pas élaboré, dans le prolongement de ses actions militantes, une œuvre théorique écrite. L’intensité de sa lutte se mesure en nombre de kilomètres parcourus, au long de près de six décennies qui ont vu celle qui se définit comme une « organisatrice féministe itinérante » multiplier les prises de parole, les meetings, les rassemblements, les marches, les rencontres formelles ou officieuses, aux quatre coins de chacun des Etats américains. Gloria Steinem était de passage par Paris à l’occasion de la parution en France de ses passionnants Mémoires, Ma vie sur la route. Nous l’avons rencontrée.

Quand avez-vous pris la décision d’écrire ces Mémoires, et comment vous y êtes-vous prise pour restituer ces six décennies avec tant de précision, de vivacité, de détails ?
Pour être tout à fait honnête, c’est mon éditeur chez Random House qui m’y a incitée. C’était il y a vingt ans – c’est vous dire si je suis lente... Non, en réalité, ce qu’il s’est passé, c’est que je voulais bel et bien écrire sur mon expérience sur la route, mais justement, il se trouve que j’y étais, sur la route, et cela ne me laissait guère de temps. Je prenais quelques notes çà et là, mais impossible de faire davantage. Vivre sur la route, c’est vivre au jour le jour, vivre l’instant. Il n’y a pas de place ni de temps pour le travail de mémoire. Ce n’est que lorsque j’ai commencé à ralentir le rythme, à voyager moins, à me poser chez moi, à New York, que j’ai pu m’y mettre vraiment. 

Je n’ai jamais tenu de journal, je dépendais donc de ma mémoire pour m’indiquer ce qui, de toutes ces années de militantisme et de rencontres, méritait d’être retenu. J’ai fait le travail de discerner, dans mes souvenirs, ce qui demeurait saillant. Puis je me suis reportée à mes carnets de l’époque, et j’ai interrogé les gens qui étaient présents à mes côtés à ces moments-là pour être sûre que mes souvenirs étaient exacts, mes notes correctes.

Ces Mémoires ne sont pas intimes. De votre vie privée, on ne connaîtra à la lecture que vos parents, et ce que vous avez hérité d’eux
Comme beaucoup d’enfants, longtemps j’ai répété, et je me suis répété à moi-même, que j’étais très différente de mes parents. Jusqu’à ce que m’apparaisse, tardivement, que ce n’était pas tant le cas que cela. Et j’ai alors su qu’ils devaient être présents dans le livre – même si je l’ignorais lorsque j’ai signé le contrat. C’est quand j’ai commencé à écrire que les similitudes et les échos entre ma vie, mes choix, et les leurs, m’ont sauté aux yeux tant ils étaient évidents.

J’ai alors commencé par écrire sur mon père, son tempérament nomade, son acceptation de l’insécurité. Je me suis moins étendue sur ma mère et ses ambitions étouffées, car j’avais déjà écrit un long texte sur elle, paru dans le recueil Actions scandaleuses et rébellions quotidiennes (1). Toute personne qui écrit ressent l’envie ou le besoin d’écrire sur ses parents, c’est assez commun, non ? Pas forcément pour clamer que nous les aimons, mais pour leur rendre vie et justice.

Rédactrice en chef du magazine

Rédactrice en chef du magazine "MS", Gloria Steinem présente au candidat démocrate à la présidentielle, Jimmy Carter, un exemplaire du magazine qui met en vedette sa mère, « Miss Lillian » Carter, en 1976 à Atlanta (E.U.). AP

Vous écrivez dans le livre n’avoir jamais passé, durant près d’un demi-siècle, plus de huit jours d’affilée chez vous. Est-ce vrai ou est-ce une image ?
Cela a longtemps été vrai. A partir du début du mouvement de libération des femmes, dans les années 60, j’ai voyagé tout le temps. Pas parce que j’en avais initialement le désir ou la volonté. Mais ce qu’il se passait alors, notamment les discussions sur les campus universitaires, était si excitant et si explosif. Au début, j’y allais en tant que journaliste, pour en rendre compte, écrire et publier mes articles, dans le New York Magazine, puis dans Ms, le magazine que j’ai contribué à lancer en 1971. Après quoi on m’a proposé de prendre moi-même la parole pour raconter ce que j’avais vu et entendu, pour témoigner. Je n’avais alors jamais parlé en public de ma vie, et je ne m’en sentais pas capable, c’est pourquoi j’ai demandé à des amies de se joindre à moi. 

“Quand les esclaves ont été amenés aux Etats-Unis, on leur a donné en quelque sorte le même statut que celui des femmes”

On mesure, vous lisant, combien la lutte des femmes a été liée au mouvement des droits civiques et, plus généralement, aux combats de toutes les minorités depuis un demi-siècle…
Même si je n’y ai pas réfléchi d’emblée à l’époque, d’un point de vue pratique, il était clair que le combat contre le racisme et la ségrégation et le combat féministe allaient ensemble. Historiquement aussi, c’était évident. Quand les esclaves ont été amenés aux Etats-Unis, on leur a donné en quelque sorte le même statut que celui des femmes, qui appartenaient alors à leurs maris. Femmes et esclaves n’étaient évidemment pas traités de la même façon, mais ils occupaient une même position subalterne et assujettie, subissaient une même oppression du patriarcat blanc, obsédé par le contrôle de leurs corps – c’est-à-dire le contrôle de la reproduction, qui est à la source de la volonté de domination masculine, donc du sexisme et du racisme.

Des années 60 aux années #MeToo, quelles sont à vos yeux les principales avancées pour les femmes ?
Nous savons désormais que nous sommes des êtres humains à part entière. Nous savons que nous pouvons nous occuper de nous, sans dépendre de qui que ce soit. Nous ne sommes pas destinées à être subordonnées ou soumises. Nous avons les mêmes qualités que les hommes – et eux aussi, même s’ils peinent encore à le croire, disposent des mêmes que nous. Nous, les femmes, savons aussi que nous avons besoin les unes des autres, que nous apprenons d’elles, de leurs paroles comme de leurs actes. 

“La lutte contre les violences domestiques, le mariage des petites filles, les violences sexuelles : elle est là, l’urgence”

Dans ce combat des femmes, quelle est aujourd’hui l’urgence ?
Pour le savoir, il faut écouter les femmes, ce sont elles qui le savent. Cependant, si on y pense en terme de statistiques, ce sont les violences faites aux femmes qui doivent être la priorité. La lutte contre les violences domestiques, le mariage des petites filles, les violences sexuelles : elle est là, l’urgence. 

Angela Y. Davis, Wilma Mankiller et Gloria Steinem  lors du forum Boston Women's Fund et intitulé

Angela Y. Davis, Wilma Mankiller et Gloria Steinem  lors du forum Boston Women's Fund et intitulé "Prenez position", le 18 avril 1998, à Boston (E.U.). Photo : Don West / AP

Votre ouvrage est aussi un hommage rendu à des femmes qui ont été vos compagnes de combat, de Florynce Kennedy et Margaret Sloan à Wilma Mankiller, votre amie qui fut cheffe de la nation cherokee. Des femmes puissantes et pas toujours très connues
Il me semble qu’une partie de la joie, et de la colère aussi, que nous éprouvons aujourd’hui vient de la découverte de toutes ces femmes de tous les temps qui auraient dû être célèbres pour ce qu’elles ont fait, et ne le sont pas devenues. Le New York Times a commencé depuis quelque temps à publier les nécrologies de personnes qui auraient dû en faire l’objet au moment de leur mort, mais n’en ont pas eu. C’est une belle idée, ce rattrapage. Et on constate que la plupart de ces « oubliés » sont des femmes.

Aujourd’hui, alors que je suis à Paris, quand mes yeux tombent sur la tour Eiffel, je pense à Alice Guy-Blaché, que Gustave Eiffel a soutenue lorsqu’elle s’est lancée dans le cinéma au tournant du XXe siècle. Je ne connaissais pas du tout son nom jusqu’à récemment, or c’était une pionnière du cinéma, elle a fait des films en couleur, avec des castings internationaux. Des oublis tels que le sien, oui, cela provoque en moi de la colère. L’Histoire et le passé, ce n’est vraiment pas la même chose. Il manque énormément de gens dans l’Histoire telle qu’elle a été écrite – et, parce qu’elle a été écrite par les hommes, il manque notamment énormément de femmes.

Ma vie sur la route va devenir un film. Qu’en savez-vous ?
Je sais que cinq actrices, parmi lesquelles Julianne Moore, joueront mon rôle, à différents âges de ma vie. Et je suis très heureuse que ce soit Julie Taymor qui en assure la direction. J’ai beaucoup aimé Frida (2002), le film biographique qu’elle a réalisé sur Frida Kahlo, ainsi qu’Across the universe (2007), inspiré par les chansons des Beatles. Je l’ai rencontrée, et j’ai une pleine confiance en sa lecture de mon livre, sa vision de mon existence. 

(1) Actions scandaleuses et rébellions quotidiennes (Outrageous Acts and everyday rebellions), préfacé par Emma Watson, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Mona de Pracontal, Alexandre Lassalle, Laurence Richard et Hélène Cohen, éd. du Portrait, 432 p., 24,90 €.

A lire
Ma vie sur la route (My life on the road), de Gloria Steinem, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Karine Lalechère, préface de Christiane Taubira, éd. HarperCollins, 416 p., 19 €.

 

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