Projet de loi "anti-fake news" à Singapour : quand l'absurdité confine à l'abomination

Une semaine après l’introduction, devant le Parlement singapourien, d’un projet de loi contre les fausses informations en ligne, Reporters sans frontières (RSF) analyse le texte et décrypte en quoi, s’il était adopté en l’état, il représenterait une entrave considérable à la liberté de l’information dans la Cité-Etat et au-delà.


Si le problème est réel, la réponse est absolument inappropriée. Au prétexte de vouloir combattre la dissémination de fausses informations sur Internet, le gouvernement de Singapour a présenté devant le Parlement, le 1er avril, un projet de Loi de protection contre les mensonges et les manipulations en ligne  (Protection From Online Falsehoods and Manipulation Bill). En donnant un blanc-seing quasi-absolu aux membres de l’exécutif pour contrôler toute information qui circule sur Internet, ce texte, qui prétend contrer le phénomène des “infox”, s’apparente en réalité à un effroyable outil de censure et d’intimidation des médias en ligne et des internautes.


“Il ne revient pas au gouvernement de déterminer arbitrairement ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas, remarque Daniel Bastard, directeur du bureau Asie-Pacifique de RSF. En l’état, cette loi orwélienne instaure rien moins qu’une sorte de ‘ministère de la Vérité’ qui a toute latitude pour faire taire les voix indépendantes et imposer les discours du parti au pouvoir. Nous condamnons avec la plus grande fermeté ce texte qui, sur le fond comme sur la forme, pose des entraves inacceptables à la libre circulation d’informations vérifiées par un travail journalistique.”


Formulations approximatives


Sur la forme, le projet de loi enchaîne les approximations et les formulations “fourre-tout”, qui étendent le champ d’application des peines à absolument tous les contenus informatifs qui circuleraient en ligne, sans distinction. En la matière, le chapitre des définitions préliminaires (article 2) est éloquent : il y est expliqué qu’”une déclaration est considérée comme fausse lorsqu’elle est fausse ou trompeuse”.


A partir de cette tautologie, le texte octroie à chaque ministre le droit d’émettre une directive pour censurer, corriger ou bloquer l’accès à tout contenu en ligne qui irait contre ce que ledit ministre considère comme “l’intérêt public”, sans que cette notion soit explicitée de façon satisfaisante (article 4). De façon similaire, il revient aux membres de l’exécutif de s’attaquer à toute entité qui, à travers un article ou un post sur Internet, “diminuerait la confiance du public [...] dans le gouvernement ou dans un organe de l’Etat” (articles 4, 7, 8 et 9).


Pouvoir discrétionnaire de l’exécutif


Sur le fond, ces formulations pour le moins vaporeuses offrent un pouvoir d’interprétation quasi absolu aux membres du gouvernement. Surtout, du point de vue des journalistes et des web-citoyens, le processus prévu pour contester une décision ministérielle de censurer une information confine clairement à l’absurde. Une première contestation peut d’abord être adressée au bureau du ministre en question, pour lui demander de changer de position ; la pratique de la vie politique laisse penser qu’il y aura peu de chances pour que celui-ci désavoue sa propre décision.


En seconde instance, le justiciable peut se tourner vers la haute cour afin de contester la directive ministérielle, comme le prévoit l’article 35 de la loi. Sauf que peu de sites d’information indépendants - et encore moins les journalistes-citoyens - auront le temps, l’énergie et les moyens pour engager une action en justice qui, compte tenu des jurisprudence passées, aura très peu de chance d’aboutir. Surtout, quand bien même la cour finirait par donner raison au justiciable, c’est la directive ministérielle - donc l’ordre de censure - qui prévaut jusqu’à la décision judiciaire.


Le pouvoir discrétionnaire laissé aux membres du gouvernement va encore plus loin avec l’article 61 du texte, qui prévoit que “chaque ministre peut, par décret, dispenser un individu ou un groupe d’individus de respecter les dispositions de la présente loi”. En d’autres termes, l’exécutif peut allègrement laisser une entité proche du pouvoir diffuser d’authentiques “infox” sans qu’elle soit inquiétée le moins du monde.


Peines totalement disproportionnées


Si un site d’information ou un journaliste-citoyen ne se plie pas aux ordres de censure gouvernemental, il devra faire face à des peines pour le moins dissuasive : jusqu’à un an de prison et 20.000 dollars singapouriens (13.000 euros) pour un individu, et 500.000 dollars (330.000 euros) pour un site.


Quant aux fournisseurs d’accès à Internet, l’amende s’élève à 20.000 dollars par jour tant que le contenu visé par la directive ministérielle n’est pas retiré et/ou “corrigé” selon la version gouvernementale. Une peine similaire est prévue pour les “intermédiaires en ligne” (article 34), à savoir les plates-formes comme Facebook ou Twitter. Au final, tout est fait pour que les intermédiaires exercent eux-mêmes une censure préalable, et pour que celles et ceux qui voudraient diffuser une information contraire à la ligne gouvernementale s’autocensurent.


Processus législatif biaisé


Dès juin 2017, le ministre singapourien de l’Intérieur et de la Justice, K. Shanmugam, avait révélé dans un discours son intention d’élaborer une loi “anti-fake news”, arguant que cela “[coulait] de source”. A cet effet, une commission spéciale composée de ministres et de députés a été créée en mars 2018, pour auditionner différents acteurs de l’information et des nouvelles technologies et prendre en compte leurs recommandations.


Sauf que le rapport remis par cette commission au gouvernement en septembre dernier occulte une large part des remarques émises par les individus auditionnés. Ainsi, les profondes réserves émises par les représentants des géants de l’Internet ont été soigneusement écartées.


Témoignages déformés


Après son audition houleuse en compagnie de Terry Xu, rédacteur en chef du site d’information The Online Citizen, par ailleurs harcelé par la police, la journaliste indépendante Kirsten Han s’est dite “horrifiée” de voir comment les points de vues qu’elle a tenté de mettre en avant durant son audition ont été “si brutalement déformés”.


Initialement invitée à témoigner, la blogueuse Han Hui Hui a déclaré à RSF qu’elle avait été menée en bateau par le bureau du Parlement : “Ils n’ont cessé de reprogrammer les dates et les horaires de mon audition, pour finalement l’annuler au dernier moment.” Alors que lesdites audiences étaient censées être publiques, la blogueuse a été expulsée arbitrairement de la salle le 29 mars, et détenue pendant quelques heures.


RSF avait elle-même reçu une invitation à témoigner devant la commission, invitation que l’organisation a déclinée, arguant qu’elle préférait prendre d’abord connaissance de l’esprit et de la nature du texte avant de livrer ses recommandations. Au passage, les échanges de courriels privés à ce propos, entre les représentants de l'organisation et le bureau du Parlement, avaient été allègrement publiés dans la presse singapourienne proche du gouvernement.


Agenda caché


Ce processus législatif de façade semble indiquer que la volonté de faire voter cette loi liberticide, au prétexte de lutter contre le phénomène des “infox”, répond à un plan élaboré largement en amont. En décembre dernier, le Premier ministre de la Cité-Etat, Lee Hsien Loong, a étonné en annonçant la possible tenue d’élections anticipées avant la fin de l'année 2019. A l’aune de cette révélation, et après une année 2018 marquée par un scandale de corruption et une querelle d’héritage impliquant le Premier ministre lui-même, les raisons poussant l’exécutif à vouloir supprimer toute information indésirable durant la campagne électorale apparaissent clairement.


A ce titre, une disposition de la loi “anti-fake news” singapourienne semble taillée sur mesure. En période électorale, les ministres ne peuvent exercer leurs fonctions habituelles puisque le Parlement est dissous. Qu’à cela ne tienne : l’article 52 du texte stipule que les pouvoirs du ministre prévus par les dispositions de ladite loi peuvent, en période électorale, “être exercés par une autorité alternative désignée par le ministre lui-même”. Bref, chaque ministre peut nommer son bras droit pour émettre les ordres de censure.


Autorégulation


Les menaces que fait peser sur la liberté de l’information ce projet de Loi de protection contre les mensonges et les manipulations en ligne sont considérables. Pour répondre aux velléités des Etats d’adopter des textes similaires, qui promeuvent la censure au motif de lutter contre les “infox”, RSF a lancé il y a un an une initiative d’autorégulation innovante, la Journalism Trust Initiative (JTI), qui vise à favoriser le respect des processus de production journalistique et à donner des avantages concrets à ceux qui les mettent en œuvre.


Singapour se classe à la 151eme place sur 180 du classement mondial de la liberté de la presse 2018.

Publié le
Updated on 08.04.2019