Górecki, Penderecki, Beth Gibbons… cherchez l’erreur

L’ex-voix douloureuse de Portishead fait son grand retour au pays des “Chants plaintifs” du compositeur polonais, sous la direction de son prestigieux compatriote. L’occasion de se rappeler que la Symphonie n°3 fut un véritable tube au début des années 90, initiant au passage les enfants de la new wave à la musique orchestrale. Mais Beth Gibbons chez Górecki, était-ce vraiment une bonne idée ? 

Par François Gorin

Publié le 09 avril 2019 à 11h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 00h57

Les transversales, on n’a rien contre. On est même plutôt pour. Le doux son des cloisons qui tombent, et parfois s’apercevoir qu’elles étaient en papier de soie. Puis l’amateur de foot qui ne sommeille en nous que d’un œil, se régale aussi d’une belle transversale quand elle est donnée dans le bon tempo. C’est une chance d’ouverture, du jeu sinon du score. Et la musique par-dessus tout doit respirer, se jouer des idées reçues, des catégories, des étiquettes. A l’annonce que Beth Gibbons, ex-chanteuse de Portishead dont ces derniers temps les silences s’éternisaient entre deux contributions anecdotiques, allait associer son nom et sa voix à une nouvelle interprétation de la Symphonie n°3 d’Henryk Górecki, dirigée par Krzysztof Penderecki, lui-même compositeur fameux, le premier mouvement fut d’intérêt curieux.

Le deuxième mouvement a consisté à écouter attentivement le résultat dès que possible. Et le troisième, autant tuer le suspense, est de constater que ce prestigieux plateau était une fausse bonne idée. Même si la logique qui a guidé le projet ne relevait pas de l’absurde. Ce n’est pas comme si on avait demandé à Charlotte Gainsbourg de chanter Rigoletto. La troisième de Górecki est son chef-d’œuvre, un classique contemporain qui a fait oublier que le Polonais (disparu en 2010 à l’âge de 76 ans, tiens, comme Scott Walker) en a composé trois autres – plus un lot de pièces de musique de chambre ou sacrée. Surtout, cette Symphonie des Chants plaintifs, écrite en 1976, est devenue avec les années une sorte de fétiche new wave.

La première fois que j’en ai entendu parler, c’était par un camarade rescapé de la cold wave et du gothique, qui se repaissait encore à l’occasion d’un Bauhaus ou d’un Dead Can Dance au petit-déjeuner. En 1992, parut chez Nonesuch un enregistrement de la Symphonie n°3 par le London Sinfonietta dirigé par David Zinman, avec la soprano américaine Dawn Upshaw, alors âgée de 32 ans. Cette version n’était pas la première, mais elle allait devenir référence. On était à la fin de la grande période du label 4AD, où les Throwing Muses, Cocteau Twins et This Mortal Coil faisaient le beau temps et surtout la pluie. Dans ce paysage brumeux aux sombres moirures minérales ou végétales, adéquatement reflété par les pochettes de Vaughan Oliver, les trois mouvements de la n°3, tous lents – une exception dans le genre – ne faisaient pas tache.

On pouvait même voir, dans ces volutes orchestrales à la fois solennelles et déchirantes, un avatar « grande musique » de ce courant sans nom d’un rock qui n’en était plus, défait de toute excitation rythmique. Les enfants de la new wave tenaient là leur Canon de Pachelbel et Henryk Górecki avait son tube – il figura même au Top 50 british ! Le trip-hop, lui, balbutiait encore à Bristol, attendant que Dummy, le premier Portishead, ne donne un manifeste à cette nouvelle révolution de la lenteur. Il y a vingt-cinq ans cependant, peu d’amateurs de ces deux choses auraient songé à une convergence qui ferait un jour fusionner la voix – volontiers plaintive, c’est vrai – de la chanteuse anglaise et les Chants plaintifs du Polonais.

Dans la Symphonie n°3, la force de l’interprétation vocale n’était pas ce qu’on retenait en premier. La puissance émotionnelle et l’ampleur mélodique de la partie instrumentale, en particulier dans le premier mouvement, sont telles que la partie chantée, pourtant essentielle à l’œuvre, passe un peu au second plan. La voix sonne comme un instrument de l’ensemble plus que comme une performance de soliste, et c’est tout à l’honneur de Dawn Upshaw. En découvrant plus tard d’autres versions, qu’elles soient chantées par la Polonaise Zofia Kilanowicz ou la très lyrique Australienne Yvonne Kenny, on voyait qu’il y avait là une marge d’expressivité. Mais dans le cas de Beth Gibbons, qui n’a ni le registre d’une soprano ni naturellement sa formation technique, la notion de performance revenait sous la forme d’une course d’obstacles.

Les Chants plaintifs évoquent l’amour d’une mère pour son fils (premier mouvement), le deuil d’une mère ayant perdu son fils (troisième). Entre les deux vient une prière à la Vierge Marie, qu’une jeune fille de 18 ans a gravé sur le mur d’une prison de la Gestapo à Zakopane (sud de la Pologne) et qui commence par un simple « Maman, ne pleure pas ». Beth Gibbons avait toute légitimité à interpréter ces trois voix. L’âge qu’elle avait au moment de l’enregistrement (49 ans, en 2014), n’est pas en cause – pour mémoire, Stefania Woytowicz en avait 52 lors de la création de la n°3 à Royan, en 1977. La chanteuse anglaise a fait tous les efforts nécessaires pour être à la hauteur du défi. Maîtriser le souffle dans un registre qui n’est pas le sien, le texte dans une langue étrangère. C’était sans doute un peu trop lui demander.

Car ces efforts même sont ce qui ressort le plus évidemment de sa performance avec l’Orchestre symphonique national de la radio polonaise. L’exécution magistrale de celui-ci, sous la baguette de Penderecki – exact contemporain de Górecki, mais lui toujours bien en vie – ne fait que les mettre en relief. On peut défendre à la rigueur l’idée que les Chants plaintifs soient portés par une voix souffrante et brisée, plutôt que sublimés par le lyrisme limpide et presque effacé d’une Dawn Upshaw. Mais plutôt qu’une émotion nouvelle, Beth Gibbons donne ici l’impression de tendre désespérément vers une excellence classique hors de sa portée. L’ovation finale dont la version filmée du concert fournit la preuve éclatante est à mon sens ambiguë : elle salue la vedette plus que l’œuvre, et son application douloureuse plus que la douleur transcendée.

Pour finir sur une note transversale plus douce et légère, je recommande aux oreilles affûtées les Fragments du monde flottant assemblés par Devendra Banhart pour le petit label Bongo Joe. On y entend des démos de Nils Frahm ou Tim Presley, Vashti Bunyan ou Rodrigo Amarante. Oui, ledit Banhart est agaçant et un rien snob, mais il aime vraiment les démos et il a bon goût.

 

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