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Algérie : La démission de Bouteflika ouvre des perspectives pour les droits humains

D’authentiques réformes sont nécessaires pour assurer la transition démocratique

Des Algériens participent à une manifestation antigouvernementale le 5 avril 2019 à Alger, trois jours après la démission du président Abdelaziz Bouteflika. © 2019 Louiza Ammi/abaca/Sipa USA

(Beyrouth) – La démission du Président Abdelaziz Bouteflika le 2 avril 2019 offre à l’Algérie l’occasion rare de mettre fin à ses lois répressives et d’inscrire les libertés publiques dans la législation et dans les pratiques, a déclaré aujourd’hui Human Rights Watch. C’est la première fois depuis les soulèvements populaires de 2011 que des manifestations massives contraignent un dirigeant du monde arabe à quitter le pouvoir.

Depuis le 22 février, des millions d’Algériens ont défilé dans différentes villes du pays pour s’opposer à un nouveau mandat d’un président malade, au mépris de l’interdiction des manifestations, qui font partie des nombreuses restrictions aux droits de l’homme imposées par les autorités algériennes depuis des décennies.

« Le départ de Bouteflika est tout au plus une première étape pour mettre fin au régime autocratique », a déclaré Sarah Leah Whitson, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Les prochaines étapes devraient consister à remettre en liberté les prisonniers détenus pour s’être exprimés ou réunis pacifiquement et amender les lois qui ont permis de les placer derrière les barreaux. »

En vertu de l’article 102 de la Constitution algérienne, en cas de démission du président, le président du Conseil de la nation, la chambre haute du Parlement, devient président par intérim pour une durée maximale de 90 jours. Dans l’intervalle, des élections présidentielles doivent avoir lieu.

Tout en saluant la démission de Bouteflika, certains partis et militants de l’opposition ont appelé à la mise en place d’une structure politique alternative pendant la phase de transition, une structure selon eux garante d’une véritable transition démocratique.

Lors de toute phase de transition, les autorités devraient pleinement respecter les droits qu’ont les Algériens de s’exprimer librement, de se réunir et de s’associer, a déclaré Human Rights Watch. Elles devraient, le plus tôt possible, envisager d’amender les dispositions du code pénal et les lois relatives aux associations et au rassemblement qui restreignent l’exercice de ces droits. Les autorités se sont appuyées sur ces législations pour faire taire les critiques, réprimer les manifestations et affaiblir les organisations indépendantes. La législation en vigueur confère également à l’exécutif un contrôle excessif du pouvoir judiciaire, qui manque de l’indépendance nécessaire pour en faire un véritable garant des droits et des libertés.

Les autorités algériennes devraient éliminer toutes les dispositions des codes pénal et de l’information qui incriminent les discours non violents, par exemple l’« outrage au Président » et « la diffamation des institutions de l’État ». Elles devraient lever l’interdiction effective de toutes les manifestations à Alger qui était en vigueur avant la vague actuelle de rassemblements populaires et tous les obstacles déraisonnables en droit comme en pratique qui se posent aux rassemblements pacifiques, notamment en remplaçant la demande d’autorisation préalable par la présentation d’une simple notification. Elles devraient aussi mettre fin aux arrestations arbitraires de manifestants pacifiques.

Les autorités devraient enfin amender la loi relative aux associations, qui leur permet concrètement de dénier une existence juridique aux associations qui leur déplaisent.

Abdelaziz Bouteflika, qui a pris ses fonctions en 1999, avait annoncé sa candidature à un cinquième mandat présidentiel le 10 février. Le 11 mars, dans un message publié par l’agence de presse officielle, il a annoncé qu’il renonçait à briguer un cinquième mandat et que l’élection, prévue pour le 18 avril, serait reportée. Cette annonce n’a pas calmé les manifestations hebdomadaires l’appelant à quitter ses fonctions le plus rapidement possible. Le 2 avril, Bouteflika a officiellement remis sa démission au Conseil constitutionnel.

« Alors que l’Algérie se trouve à la croisée des chemins, un changement véritable n’adviendra qu’avec le démantèlement de l’appareil juridique et judiciaire répressif, auquel les autorités ont recours depuis des années pour réprimer les voix dissidentes », a déclaré Sarah Leah Whitson.

Contexte juridique

Liberté de réunion

La Constitution algérienne de 2016 stipule que « la liberté de manifestation pacifique est garantie au citoyen dans le cadre de la loi qui fixe les modalités de son exercice » (article 49). En pratique, en s’appuyant sur un certain nombre de lois, les autorités algériennes violent régulièrement le droit à la liberté de réunion. En vertu de l’article 98, le code pénal sanctionne l’organisation ou la participation à une manifestation non autorisée dans un lieu public d’une peine maximale d’un an de prison. Cet article servait, par exemple, à condamner des défenseurs des droits des travailleurs en prison en 2016 pour avoir organisé des manifestations pacifiques en faveur des chômeurs.

En 1991, le Parlement a modifié la loi n° 89-28, relative aux réunions et manifestations publiques, et adoptée par l’Algérie en 1989 lors d’une période de libéralisation de la vie politique et juridique. Cette modification a considérablement entravé le droit des Algériens de se réunir et d’organiser des meetings. En vertu de la loi amendée, un groupe qui organise une manifestation publique doit demander l’autorisation préalable au gouverneur, laquelle est rarement accordée. Ainsi, le mouvement Mouwatana, qui s’oppose à un cinquième mandat de Bouteflika et appelle à une transition démocratique, a demandé l’autorisation d’organiser des meetings en octobre 2018 et janvier 2019, mais n’a jamais reçu d’autorisation.

La loi interdit « à toute assemblée ou manifestation de s’opposer aux constantes nationales de l’Algérie », ou « de nuire aux symboles de la révolution du 1er novembre [date du début de la guerre d’indépendance de l’Algérie contre le régime colonial français], l’ordre public ou la moralité publique ». Les organisateurs peuvent faire appel du refus d’autoriser une réunion devant un tribunal administratif.

Les autorités d’Alger ont interdit de facto les manifestations publiques pour une durée indéterminée en 2001, alors que l’état d’urgence était décrété. Mais elles n’ont pas mis à fin à cette interdiction une fois celui-ci levé en 2011. Jusqu’aux événements récents, les autorités ont appliqué l’interdiction de manière très stricte, dispersant même de petites manifestations souvent émaillées d’arrestations.

Le Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit de réunion pacifique et d’association a écrit :

Selon les pratiques optimales, les États peuvent tout au plus exiger une notification préalable pour les réunions pacifiques, et non une autorisation. La notification préalable a pour but de permettre aux autorités de faciliter l’exercice du droit de réunion pacifique et de prendre des mesures pour protéger les manifestants, garantir la sécurité publique, l’ordre et l’exercice des droits et libertés d’autrui.

Liberté d’association

Le 15 avril 2011, Bouteflika a promis un ensemble de réformes politiques et législatives, y compris une nouvelle loi relative aux associations, après les soulèvements populaires qui ont évincé du pouvoir des dirigeants autoritaires en Égypte et en Tunisie, et celui qui, en Libye, a ébranlé le régime répressif de Mouammar Kadhafi. Mais le nouveau texte, la loi n12-06, promulguée en janvier 2012, s’est, à bien des égards, révélée plus restrictive que celle qu’elle a remplacée.

La loi n°12-06 exige des associations qu’elles obtiennent un récépissé d’enregistrement auprès des autorités avant de pouvoir fonctionner légalement. Les autorités peuvent refuser d’inscrire une association si elles décident que le contenu et les objectifs des activités d’une organisation sont contraires aux « constantes et aux valeurs nationales ainsi qu’à l’ordre public, aux bonnes mœurs et aux dispositions des lois et règlements en vigueur » en Algérie. Ces critères vagues donnent aux autorités une large marge de manœuvre pour bloquer la légalisation d’une organisation.

La Ligue algérienne des droits de l’Homme (LADH), le Rassemblement action jeunesse (RAJ) et la section algérienne d’Amnesty International, qui ont déposé en 2012 des demandes en vertu de la loi 12-06, n’ont pas reçu de récépissé attestant de leur existence juridique. L’absence de ce document entrave les organisations sur les plans administratif et financier, car elles ne peuvent ouvrir de compte bancaire, louer un bureau en leur nom ou une salle publique pour un meeting. Les membres d’une association « non accréditée, suspendue ou dissoute » risquent une peine de prison pouvant aller jusqu’à six mois pour avoir mené des activités en son nom.

La loi n° 12-06 autorise le gouvernement à suspendre une association si elle « se livre à une ingérence caractérisée dans les affaires du pays hôte ou que son activité est de nature à porter atteinte à la souveraineté nationale ». La loi subordonne également tout « accord de coopération » entre une association algérienne et des groupes internationaux à l’approbation préalable du gouvernement.

Les autorités devraient remplacer la loi n°12-06 par une autre conforme aux normes internationales, et permettre ainsi la formation d’associations en introduisant une procédure d’enregistrement simplifiée qui ne dresse aucun obstacle arbitraire à l’exercice par un groupe d’individus de son droit à former une association.

Liberté d’expression

Les lois algériennes encadrant la liberté d’expression, l’accès à l’information et la production audiovisuelle ne sont pas conformes aux normes internationales. Le « code de l’information », adopté le 12 janvier 2012, contient plusieurs articles limitant la liberté d’expression et de la presse. L’article 2 stipule que le journalisme de presse doit être « une activité librement exercée » mais qu’il doit être conforme à des concepts généraux tels que « l’identité nationale et les « valeurs culturelles de la société », la « souveraineté nationale » et de l’« unité nationale », les « exigences de la sécurité et de la défense nationale », les « exigences de l’ordre public », les « intérêts économiques du pays ». Le code pénal regorge également d’articles qui criminalisent la liberté d’expression, tels que les articles 144 sur les outrages envers un agent de l’Etat, l’article 144bis sur « l’offense au président » et l’article 146 sur les « insultes et diffamation envers des institutions publiques ».

Les autorités algériennes ont eu recours aux poursuites pénales pour museler les critiques.

Par exemple, le 21 juin 2018, un tribunal de Bejaia a condamné Merzoug Touati, un blogueur, à sept ans de prison pour incitation à un rassemblement illégal, après qu’il a appelé à des manifestations publiques contre une nouvelle loi des finances et pour « renseignements avec un pays étranger ayant l’intention de nuire à l’Algérie ». Cette dernière accusation est liée la publication d’un entretien que Touati a réalisé avec un porte-parole du gouvernement israélien. Il a été incarcéré le 22 janvier 2017 et a passé deux ans et deux mois en prison à Bejaia. Les autorités l’ont remis en liberté le 4 mars, après qu’une cour d’appel a fixé sa peine à cinq ans de prison, dont deux ont été suspendues.

En juillet 2016, Mohamed Tamalt a été condamné à deux ans de prison par un tribunal pour avoir « offensé » le président et les institutions publiques dans des commentaires qu’il a publiés sur Facebook et sur son blog, où il prêtait des allégations de corruption et de népotisme à de hauts responsables gouvernementaux. Une cour d’appel a confirmé sa peine en août 2016, à la suite d’une audience au cours de laquelle Tamalt a accusé les gardiens de prison de l’avoir passé à tabac. Il a entamé une grève de la faim lors de son arrestation en juin, est tombé dans le coma en août et décédé à l’hôpital en décembre 2016.

Le 6 juin 2018, une cour d’appel de Relizane a confirmé la peine de deux ans de prison prononcée contre Abdullah Benaoum, blogueur actif sur les réseaux sociaux, pour avoir accusé les autorités et l’armée algérienne d’être responsables de plusieurs massacres de civils et de la disparition de milliers de personnes lors du conflit armé qui a ensanglanté le pays pendant les années 1990. Ces chefs d’accusation se fondaient à la fois sur les articles du code pénal interdisant la diffamation d’institutions publiques et l’article 46 de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, qui interdit l’instrumentalisation « des blessures de la tragédie nationale » [soit la guerre civile qui a opposé les forces de sécurité aux insurgés islamistes et au cours de laquelle plus de 100 000 personnes ont été tuées] pour porter atteintes aux institutions » algériennes ou « ternir son image sur le plan international ». Benaoum purge actuellement sa peine de prison.

Réforme judiciaire

L’article 156 de la Constitution de 2016 dispose que « le pouvoir judiciaire est indépendant ». Il renforce les garanties d’un procès équitable en introduisant le droit à un avocat en détention provisoire et d’autres réformes.

Cependant, la structure du système judiciaire compromet son indépendance même. Le président du pays est à la tête du Conseil judiciaire suprême, l’organe qui supervise le pouvoir judiciaire, et est responsable des nominations à la magistrature, des mesures disciplinaires et de la révocation des juges. Le Premier ministre est le Vice-président du Conseil, dont 6 des 20 membres sont nommés par le Président.

La loi de septembre 2004 relative à la nomination des juges stipule que le ministre de la Justice propose des candidats, puis que le président nomme les juges par décret après consultation du Conseil supérieur de la magistrature. Le président contrôle la nomination des juges, tandis que le rôle du conseil n’est que consultatif.

L’indépendance du pouvoir judiciaire est la pierre angulaire de l’État de droit et de la protection des droits humains. Les Principes fondamentaux des Nations Unies relatifs à l’indépendance de la magistrature stipulent que :

L'indépendance de la magistrature est garantie par l'Etat et énoncée dans la Constitution ou la législation nationales. Il incombe à toutes les institutions, gouvernementales et autres, de respecter l'indépendance de la magistrature.

Les Principes et directives sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique stipulent que :

La procédure de nomination dans les instances juridictionnelles doit être transparente et sujette à révision et la création d’une instance indépendante à cet effet est recommandée. Toute méthode de sélection judiciaire doit respecter l’indépendance et l’impartialité des magistrats.

Bien que le droit international ne fournisse pas de modèle unique pour garantir l’indépendance du pouvoir judiciaire, il encourage les États à créer une autorité de contrôle du pouvoir judiciaire qui ne soit pas dominée par le gouvernement et l’administration. Plusieurs instruments internationaux recommandent que l’organe de nomination ait une composition mixte de juges et de non-juges.

Le Comité des droits de l'homme des Nations Unies a souligné que l'exercice du pouvoir d'un ministère de la Justice sur des questions judiciaires, y compris ses pouvoirs d'inspection à l’encontre des magistrats, peut constituer un cas d’ingérence de l'exécutif et une menace pour l'indépendance du pouvoir judiciaire.

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