Frédéric Worms s'entretient avec Peter Gordon, historien, professeur d'histoire intellectuelle à l'Université de Harvard (Etats-Unis).
- Peter Gordon Philosophe, professeur à Harvard University
Parmi les explications des régressions démocratiques auxquelles on assiste aujourd’hui, et en particulier l'élection de Donald Trump aux Etats-Unis, il y en a une qui relève de la psychologie sociale : la fascination pour l’autorité, et le retour de l’autoritarisme. Mais de quoi s’agit-il ? Pour éclairer ce phénomène, l'historien américain Peter Gordon se réfère à une enquête menée et commentée à la fin de la Seconde Guerre mondiale par Theodor W. Adorno, l’un des fondateurs de la « théorie critique » allemande : des psychologues y avaient défini des critères de l’autoritarisme, expliquant à l’époque la fascination pour le fascisme. Cette étude est encore éclairante aujourd’hui. Mais comme Adorno à l’époque, Peter Gordon pense qu’il faut compléter cette explication psychologique par une explication sociale et politique, en particulier par une analyse des médias et de la communication de masse, la transformation de la propagande d’une époque à une autre, et aujourd’hui nos réseaux sociaux. L’autoritarisme n’est pas seulement un fantasme, mais un produit de consommation massive. Dangereux pour la santé des peuples.
Peter Gordon : La "théorie critique" est l'expression qu'a choisie Horkheimer pour décrire l'orientation philosophie générale de l'Ecole de Francfort. Et la "critique" c'est la critique de toutes les formes d'oppression qui nous entourent. Ainsi, on pourrait dire que la théorie critique est une théorie sociale d'émancipation qui vise toutes les formes de domination économique, sociale et symbolique. Le but étant d'exposer ces formes de domination pour les transcender.
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#Ecole de Francfort #Erich Fromm #Max Horkheimer
Ce qui troublait et gênait Adorno dans l'étude des Brunswik, Levinson et Sanford sur la personnalité autoritaire était son hypothèse qui consistait à privilégier la dimension psychologique comme une variable distincte. Pour lui qui était lié à la tradition matérialiste et au marxisme, le psychologique devait s'inscrire dans une relation dialectique avec des facteurs sociaux et économiques, des tendances plus larges qui forgent les individus. Il voulait éviter de fétichiser cette idée d'un "type psychologique autoritaire" et pensait qu'il y a dans l'ensemble de la culture quelque chose qui produit la personnalité autoritaire. Adorno voulait résister à la consolation qu'offre la description d'une personnalité pathologique, le fait de se dire "Nous, nous ne sommes pas comme ça". En cela, son point de vue sur la personnalité autoritaire est particulièrement pertinent et tout à fait d'actualité aujourd'hui. Ainsi, Trump n'est pas un cas isolé, il représente certaines tendances de la culture américaine : Twitter, la télé réalité, etc. Il est devenu célèbre parce qu'il est apparu dans les mass media et dans des émissions de téléréalité et qu'il virait les gens. Sa grande compétence consistait déjà à virer les gens dans ces émissions : You're fired ! Il est fidèle à ce que l'on connaissait de lui. Trump, c'est quelque chose que l'on retrouve dans l'ensemble de la culture américaine : la transformation de la culture en une sorte de performance semi-consciente, une espèce de fausseté, et Trump y contribue.
#Else Frenkel-Brunswik #Daniel Levinson #Nevitt Sanford #age of Trump #badparent
Peter Gordon : Il y a aux Etats-Unis une forme de pathologie générale selon laquelle toutes les formes de participation politique deviennent des stéréotypes : répétition de slogans ad nauseam, recours aux focus groups, etc. Le trumpisme n'est pas simplement la réflexion d'une tendance idéologique particulière, non, le trumpisme reflète ces publicités qui ont colonisé notre vie et notre réflexion. Ainsi la politique comporte une dimension standardisée. On sait ce que l'on va entendre lorsque l'on va à un meeting. C'est la chose la plus inquiétante dans le trumpisme.
#Charlottesville #focusgroup #slogan #Hillary Clinton
Peter Gordon : L'idéologie conservatrice a une histoire plus enracinée en Europe. Tout simplement parce que l'Europe a une culture plus ancienne. Et le fascisme lui-même a des caractéristiques idéologiques plus profondes qu'aux Etats-Unis. Certes il y a du populisme, du nativisme, même du fascisme moderne aux Etats-Unis, mais ce n'est pas au point de la sophistication de l'arsenal, de la pensée, et du patrimoine des intellectuels en Europe. Aux Etats-Unis c'est différent, il y a une espèce de simulacre de fascisme, il s'agit de postures, de slogans. Ce que je crains c'est que cette profonde connaissance européenne du fascisme s'estompe de plus en plus à mesure que les mass medias colonisent la vie politique en Europe, comme cela a été le cas aux Etats-Unis. C'est ma prédiction tocquevillienne sombre.
Le choix musical de Peter Gordon est un extrait du Quatuor à cordes de Theodor Adorno.
Les propos de Peter Gordon sont traduits de l'américain par Xavier Combe.
Bibliographie : Peter Gordon, The Authoritarian Personality Revisited: Reading Adorno in the Age of Trump (article en anglais)
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