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Au Japon, une nouvelle industrie autour de la mort

« Kodokushi », c'est ainsi qu'on appelle les décès de personnes isolées qui passent totalement inaperçus. Avec le recul du modèle familial traditionnel, toute une industrie est née autour du nettoyage des appartements et de la revente de l'électroménager de ces séniors.

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(©Kevin Lucbert pour les Echos Week-End)

Par Yann Rousseau

Publié le 12 avr. 2019 à 11:11

E n entrant dans l'appartement, Jeongja Han pointe sur le parquet marron de la salle à manger une petite écuelle encore remplie de croquettes. Et lève immédiatement la main pour alerter son équipe. « On va sûrement retrouver le cadavre du chat. Donc, soyez prudents en soulevant les cartons », lâche la patronne de la société de nettoyage Tail Project. La propriétaire du logement vieillot, au rez-de-chaussée d'un immeuble gris du quartier d'Hatagaya à Tokyo, est morte seule, probablement début février. Personne ne le sait.

Le froid a masqué les odeurs de son corps en décomposition pendant plusieurs jours. « On découvre un grand nombre de ces morts isolées au printemps quand la température monte et que les remugles de la putréfaction deviennent intenables pour les voisins », souffle Jeongja Han. L'hiver, la disparition de ces Japonais solitaires passe inaperçue pendant des mois. Ces morts n'ont pas de famille, plus de collègue, ni d'ami. Et souvent aucun contact avec leurs voisins. Le gouvernement japonais ne diffuse pas de statistique officielle sur ces décès dans la solitude, appelés kodokushi. Le NLI Research Institute évoque, lui, plus de 30 000 cas par an dans le pays. Pour les travailleurs sociaux, leur nombre approcherait en fait les 100 000.

Une « propriété stigmatisée »

Ce matin, pas de relent intolérable dans l'appartement. Même dans la chambre de l'octogénaire, où le lit reste marqué de la forme sombre du cadavre, enlevé plus tôt par la police. Jeongja Han peut ouvrir, sans craindre les plaintes du voisinage, les fenêtres pour donner de la lumière et de l'air à son équipe de quatre personnes. Les pièces sont remplies de cartons vides, de vieux objets, de sacs plastiques. Une montagne de courrier. Des flacons de médicaments. Une boîte débordant de dizaines de briquets offerts lors des achats de cigarettes. Les murs sont jaunis par la fumée de tabac.

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Ils ont deux jours pour vider entièrement le logement et le nettoyer de fond en comble avant sa remise sur le marché. Avec un rabais. Au Japon, les agents immobiliers doivent signaler aux acheteurs ou futurs locataires que le lieu est un jiko bukken, une « propriété stigmatisée ». C'est le cas pour les maisons dans lesquelles ont eu lieu des meurtres ou des suicides. Mais aussi quand les décès naturels n'ont pas été découverts avant une certaine période. Dernières consignes avant le grand ménage. « Je me chargerai de ses sous-vêtements et du 'kamidana' », précise la responsable.

Dans la pièce qui servait de salon, elle ouvre un placard où se trouve le petit autel shinto qu'entretiennent la plupart des familles en l'honneur des esprits. La vieille dame y conservait de précieuses boîtes en laque, des tablettes en bois et des bandes de papier plié en zigzag, appelées shidé. « Même pour les gens qui meurent seuls, j'essaye de faire organiser une petite cérémonie », explique la dirigeante de Tail Project. Le contenu du kamidana est généralement envoyé à un temple d'Hokkaïdo, où un moine fera des prières et quelques rituels pour 3 000 yens (25 euros).

4 000 entreprises de nettoyage

Toute une industrie s'est ainsi développée autour de la prise en charge de ces décès isolés. Plus de 4 000 entreprises de nettoyage dédiées auraient déjà été créées dans l'archipel. Elles sont appelées par des « proches », parfois sans contact avec le défunt depuis des décennies, que la police a retrouvés. « On peut être mobilisés par des membres de la famille trop traumatisés ou d'autres qui ne veulent rien avoir à faire avec le décès », indique Jeongja Han. Ancienne hôtesse de l'air, elle a lancé sa propre société, il y a huit ans, après avoir vu sa soeur tétanisée face la disparition de leur mère.

Dans un tiers des cas, ce sont les autorités locales ou le propriétaire de l'immeuble qui, faute de famille, engagent les nettoyeurs. Un ménage complet coûte entre 300 000 et 500 000 yens (2 400 à 4 000 euros) - en fonction des surfaces et du travail. C'est plus cher s'il faut récurer les fluides corporels incrustés dans les moquettes ou les planchers.

Les biens revendus

Sur son smartphone, la nettoyeuse fait défiler des photos de ses précédentes missions. Un suicide dans le nord du pays. « Il s'était raté et il a fallu laver le sang partout dans la maison. » Sur d'autres clichés, des pièces entièrement couvertes de déchets. Des toilettes débordant d'excréments chez un vieux à qui on avait coupé l'eau et l'électricité et qui était mort depuis des mois. Parfois, on ne retrouve que des squelettes.

Dans la maison d'Hatagaya, le travail sera plus rapide. L'octogénaire conservait certes trop de choses mais entretenait encore son intérieur. Il y a de quoi recycler : papiers, cartons, vieux draps et futons seront revendus au kilo. Plus précieux, le téléviseur, le cuiseur à riz, le four micro-ondes et la bouilloire électrique seront apportés à l'une des sociétés spécialisées dans les produits japonais d'occasion, comme Hamaya.

Les hommes de plus en plus isolés

Fondé en 1991, Hamaya envoie tous les ans plus de 3 000 containers d'appareils électroménagers d'occasion vers l'Asie du Sud-Est, notamment les Philippines et le Cambodge, ou vers l'Afrique. Le Made in Japan y est réputé. « Et puis si c'est du Made in China qu'apprécient les Japonais, c'est bien aussi », souligne Jeongja Han. Certains vêtements peuvent finir dans les bacs d'un autre groupe nippon, Don Don Up. L'entreprise paye au kilo - jusqu'à 500 yens (4 euros) - pour les modèles ordinaires ; les fripes de marque valent un peu plus. Elle ventile ensuite entre ses boutiques au Japon et sa quinzaine d'enseignes au Cambodge. La PME prévoit d'ouvrir bientôt au Vietnam.

C'est que l'offre ne tarit pas. Les cas de kodokushi vont se multiplier avec le vieillissement accéléré d'une population qui ne fait plus d'enfants et où les valeurs traditionnelles se délitent. Les familles ne prennent plus systématiquement en charge leurs anciens, comme auparavant ; en outre, le nombre de foyers constitués d'une seule personne a plus que doublé depuis les années 80, pour atteindre 34% du total. Selon le National Institute of Population and Social Security Research, cette proportion approchera 40% en 2040.

Des millions de femmes âgées, souvent veuves, vivent seules. Mais les hommes de plus de 50 ans apparaissent aussi de plus en plus isolés. En 1980, seulement 5% des Japonais de plus de 50 ans n'avaient jamais été mariés, a calculé la chercheuse Midori Kotani. Désormais, c'est un quinquagénaire sur quatre. Après l'explosion de la bulle économique à la fin des années 80 et la progression des emplois précaires, beaucoup ont estimé qu'ils n'avaient pas les moyens d'entretenir une famille. Arrivant plus massivement sur le marché du travail, beaucoup de femmes pensent, elles, qu'elles n'ont plus besoin de se marier pour subsister.

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Une société aux liens sociaux délités

Or, traditionnellement, les Japonais ne s'appuient que sur leur famille pour résoudre leurs problèmes et se refusent, par fierté, à faire appel à des voisins ou des amis en cas de pépin. Leur culture du travail, faite de longues journées et de congés sacrifiés, complique le tissage de liens sociaux. Selon une étude du gouvernement, un homme de plus de 60 ans sur six déclare ne parler à un proche qu'une fois toutes les deux semaines !

Dans l'appartement d'Hatagaya, pas une seule photo souvenir, nulle part. « On en apprend plus en rangeant les affaires et le courrier », confie la nettoyeuse. Des lettres de la banque montrent que la vieille dame détenait plus de 20 millions de yens (160 000 euros). Elle boursicotait un peu aussi. L'un des hommes de l'équipe vient de trouver deux énormes liasses de billets de 10 000 yens en démontant le lit. Peut-être l'équivalent de 7 000 euros. « Elle n'avait pas de problème d'argent. Et elle faisait ses courses presque tous les jours chez Isetan », remarque Jeongja Han - l'un des grands magasins les plus luxueux de la ville. La dernière facture date du 8 février…

Par Yann Rousseau

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