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La kétamine, un espoir contre les dépressions résistantes

Aux Etats-Unis, cet anesthésiant va être utilisé pour contrer les 30 % de dépressions pour lesquelles les antidépresseurs conventionnels sont inefficaces. Un tournant majeur dans la lutte contre cette maladie.

Pour un tiers des dépressifs, soit 90 millions de personnes dans le monde, les antidépresseurs conventionnels sont inopérants. La kétamine, un anesthésiant découvert dans les années 1960, pourrait leur apporter une solution.
Pour un tiers des dépressifs, soit 90 millions de personnes dans le monde, les antidépresseurs conventionnels sont inopérants. La kétamine, un anesthésiant découvert dans les années 1960, pourrait leur apporter une solution. (Shutterstock)

Par Yann Verdo

Publié le 13 avr. 2019 à 14:00

« Enfin ! », s'exclameront peut-être les 300 millions de dépressifs dans le monde et surtout, parmi eux, les 90 millions de laissés-pour-compte de la médecine moderne, ceux dont la dépression a été reconnue résistante à tous les traitements médicamenteux disponibles. Si cette maladie est de mieux en mieux comprise sur le plan neurologique, force est de constater que, depuis que les deux premières familles d'antidépresseurs ont été découvertes, par hasard, dans les années 1950, aucune vraie percée n'a été réalisée au niveau thérapeutique.

« Depuis plus de soixante ans, les laboratoires n'ont fait qu'améliorer l'existant. Même si elles présentent des profils légèrement différents, qui expliquent qu'elles soient plus ou moins bien tolérées d'une personne à l'autre, toutes les molécules commercialisées jusqu'à ce jour reposent, fondamentalement, sur le même mécanisme d'action », résume le psychiatre Pierre de Maricourt, chef de service à l'hôpital Sainte-Anne. Mais cette situation de blocage est en passe de changer avec le feu vert, accordé le mois dernier par les autorités de santé américaine (FDA), à la mise sur le marché par les laboratoires Janssen de leur spray nasal Spravato .

Derrière ce nom commercial se cache une molécule bien connue des anesthésistes, qui l'utilisent couramment depuis les années 1960 en médecine d'urgence et pour des actes de chirurgie de courte durée : la kétamine. Une substance chimique également familière aux clubbeurs et autres habitués du monde de la nuit, où elle est très recherchée pour ses effets euphorisants.

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L'impact de la kétamine sur l'humeur n'a été découvert - là encore, par hasard - que dans les années 2000. Depuis, des centaines d'essais cliniques lui ont été consacrés. Et le résultat arrive aujourd'hui : pour la première fois, un traitement activant dans notre cerveau un autre levier que celui sur lequel agissent les antidépresseurs conventionnels, et semblant réussir là où ces derniers échouent, est donc lancé sur le marché américain. Et sans doute aussi, d'ici à la fin 2020, de notre côté de l'Atlantique, puisque Janssen n'a pas manqué de demander également une autorisation au régulateur européen. Signe de l'importance de l'enjeu, la FDA avait accordé au futur produit de Janssen, avant même la fin de son développement clinique, le statut privilégié d'« innovation de rupture » afin d'accélérer le processus…

Troisième ligne

Une hâte à la mesure du potentiel thérapeutique de la kétamine, ou plutôt de l'eskétamine, sa version « antidépresseur ». Dans un premier temps, ce nouveau médicament sera réservé aux 30 % de cas de dépression résistante ou « TRD » (« treatment-resistant depression »), comme disent en abrégé les spécialistes. Les « TRD » étant définies comme des dépressions caractérisées ayant résisté à au moins deux antidépresseurs conventionnels différents, l'eskétamine ne sera prescrite qu'en « troisième ligne », une fois constatés ces deux échecs successifs. Mais avec cette fois, pour les malades concernés, un réel espoir de mieux-être.

« L'étude de référence, qui date de 2006, a montré que 71 % des patients résistants étaient en rémission vingt-quatre heures après avoir reçu de la kétamine à faible dose en perfusion. Un chiffre à comparer au taux de succès d'une troisième ligne d'antidépresseurs conventionnels, qui est de moins de 14 % », explique en effet Pierre de Maricourt, qui a piloté les essais mondiaux sur l'eskétamine à Sainte-Anne. Actuellement, il n'existe pas, pour les « TRD », d'autre solution thérapeutique que l'électroconvulsivothérapie (ECT) - ce que l'on appelait jadis les électrochocs. Un traitement relativement efficace, mais pas disponible partout, très lourd à mettre en oeuvre, et non exempt d'effets secondaires (de possibles troubles de la mémoire, notamment).

L'autre avantage décisif de l'eskétamine sur les antidépresseurs conventionnels est sa fulgurante rapidité d'action. Alors que les Prozac, Effexor et consorts mettent, en moyenne, de quatre à six semaines pour produire leurs premiers effets - quand ils ont bien un effet, c'est-à-dire dans seulement 70 % des cas -, l'eskétamine agit au bout de quelques heures. Ce qui a incité les laboratoires pharmaceutiques, Janssen en tête, à conduire des essais cliniques pour une seconde indication thérapeutique, après les « TRD » : les dépressions à haut risque de suicide, nécessitant une réponse immédiate (lire ci-dessous).

Un produit miracle, l'eskétamine ? Non. Mais différent. Toute la pharmacologie développée jusqu'à présent est fondée sur ce que les scientifiques appellent l'« hypothèse monoaminergique ». Formulée dès la fin des années 1950, celle-ci postule que les dépressions naissent d'un déficit, dans le cerveau, en monoamines, ces neurotransmetteurs dérivés d'acides aminés, dont les trois principaux sont la sérotonine, la noradrénaline et la dopamine. Ce sont sur ces monoamines qu'agissent les antidépresseurs conventionnels, qui visent à pallier leur déficience dans les cerveaux déprimés.

Effets secondaires

Ce n'est pas le cas de l'eskétamine, qui ne s'inscrit pas dans le cadre de l'hypothèse monoaminergique. Son mode présumé d'action sur la dépression est complexe. Il passe par les récepteurs NMDA, l'un des récepteurs du glutamate. Neurotransmetteur excitateur le plus abondant dans le système nerveux central, le glutamate joue un rôle important dans la neurogénèse. Or, on sait que celle-ci fonctionne mal dans les cerveaux déprimés, en particulier au niveau de l'hippocampe : l'imagerie cérébrale a montré, chez les dépressifs, une atrophie de cette structure du système limbique étroitement impliquée dans la mémoire.

C'est essentiellement en renforçant la neurogénèse via son action sur les récepteurs NMDA et le glutamate que l'eskétamine agit, puissamment, contre la maladie. Mais il se pourrait aussi que cette molécule ait d'autres effets bénéfiques, en lien avec l'« hypothèse neuro-inflammatoire » de la dépression : elle réduirait certaines des anomalies inflammatoires constatées dans les cerveaux déprimés.

Les essais cliniques ont mis en évidence des effets secondaires assez fréquents mais relativement légers et, surtout, très transitoires. Il arrive que l'on observe une augmentation modérée de la pression artérielle, mais celle-ci disparaît dans les deux heures. Il en va de même des symptômes de déréalisation (altération de la perception du monde extérieur qui apparaît étrange, irréel) et de dépersonnalisation (perte du sens de soi) que connaissent bien les fêtards faisant un usage récréatif de cette substance. « Les études n'ont pas montré d'effets à long terme, que ce soit en termes de diminution des performances cognitives ou d'addiction », indique Pierre de Maricourt.

De la dépression au suicide

Le suicide est la conséquence la plus dramatique de la dépression. Le risque est particulièrement élevé si celle-ci n'est pas traitée, ce qui est malheureusement trop souvent le cas. Mais même une prise en charge adéquate ne garantit pas un risque zéro. Le temps de latence de quatre à six semaines des antidépresseurs conventionnels constitue en effet, pour le malade ayant des idées suicidaires, une période d'extrême fragilité, au cours de laquelle il peut à tout moment passer à l'acte.

Il y a cinq ans, une étude de l'Académie de médecine avait estimé qu'entre 5 et 20 % des patients déprimés se suicideraient. En cas d'épisode dépressif, le risque de tentative de suicide serait multiplié par plus de vingt ! Inversement, il a été constaté que près de 70 % des personnes qui mettent fin à leurs jours souffraient antérieurement d'une dépression, faisant de cette dernière la première cause de suicide.

Chaque année, près de 800.000 personnes meurent en se suicidant. Le suicide est la deuxième cause de mortalité chez les 15-29 ans.

Chiffres clefs

On estime qu'une personne sur cinq a souffert ou souffrira d'une dépression au cours de sa vie.

Sa prévalence serait deux fois plus importante chez les femmes que chez les hommes.

En 2017, l'Organisation mondiale de la santé a estimé que les troubles dépressifs représentaient désormais le premier facteur de morbidité et d'incapacité sur le plan mondial.

Yann Verdo 

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