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Aïssa Doumara, une Camerounaise dans les pas de Simone Veil

Première lauréate du prix de l’égalité femmes-hommes, la militante se bat depuis plus de vingt ans contre les violences faites aux filles dans la région de l’Extrême-Nord.

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Publié le 14 avril 2019 à 18h00, modifié le 15 avril 2019 à 11h25

Temps de Lecture 8 min.

La Camerounaise Aïssa Doumara, première lauréate du prix Simone-Veil pour l’égalité hommes-femmes, au palais de l’Elysée, le 8 mars 2019.

« Je suis d’accord pour un entretien, mais pourrais-je vous tutoyer ? » Aïssa Doumara est comme ça. D’emblée fraternelle et sans chichis. Visage rond rayonnant, elle s’installe dans la conversation avec un grand calme. Une bonne nature qui a connu, adolescente, des heures douloureuses. C’est d’ailleurs pour sa résilience, sa détermination et son dévouement auprès des jeunes filles et des femmes victimes de violences sexuelles dans la région de l’Extrême-Nord, au Cameroun, qu’elle a été distinguée, le 8 mars, par le président français, Emmanuel Macron, qui lui a remis le premier prix Simone-Veil pour l’égalité femmes-hommes.

C’est habillée d’un boubou aux lignes graphiques orange et noires que la Camerounaise de 47 ans est montée à la tribune, la voix légèrement tremblante :

« A toutes ces survivantes, ces rescapées de Boko Haram, les femmes, les filles du monde entier, je dédie ce beau prix […] Et je formule le rêve d’un monde sans violence, où toutes les filles et les femmes, les hommes et les garçons pourront vivre ensemble en toute égalité et dans le respect mutuel, un monde où tous pourront exprimer leur libre arbitre sans être réprimés. »

Et c’est peu dire que ce rêve, Aïssa Doumara travaille à le faire advenir chaque jour dans le septentrion camerounais, enclavé entre Nigeria et Tchad. L’Association de lutte contre les violences faites aux femmes (ALVF), qu’elle dirige depuis 1998, y a deux centres de vie, à Maroua et à Kousséri, où des bénévoles écoutent celles qui ont été violées et leur assurent un appui légal, médical et social. Elles protègent les jeunes filles venues s’y réfugier pour échapper à la pression de leur famille ou fuir un époux violent, tentent une médiation avec les parents et parviennent souvent à les convaincre de renoncer à marier leur fille et de les laisser scolarisées. « A chaque fois qu’on échoue à leur rendre justice, mon cœur se serre et je suis saisie d’un profond découragement, avoue Aïssa Doumara. Mais je continue. »

« Le schéma classique de la ménagère »

C’est un souvenir, encore si vif qu’elle refuse d’y repenser plus de trente après, qui la fait tenir. Celui de cette première nuit dans les bras d’un homme de vingt ans son aîné, avec la conscience très claire, dès l’enfance, de l’injustice d’être née fille :

« A 11 ans, j’ai subitement vu les différences de traitement avec mes frères. Moi, je devais me marier vite, appartenir à une autre famille. Du jour au lendemain, j’étais en sursis dans la maison où j’avais grandi. Mon incompréhension et ma révolte s’exprimaient par des pleurs, inaudibles, car tout le monde disait : Ça va passer. Et puis les gens se sont mis à défiler à la maison pour demander ma main. C’était encore plus déchirant. A 15 ans j’étais promise, à 16 mariée, à 18 maman. »

Son sentiment d’injustice n’est jamais passé. Ni cette « incompréhension », irréductible, qui a fondé son entêtement, lui a permis d’imposer à sa belle-famille de continuer d’aller au lycée, puis à l’université, malgré les enfants en bas âge.

« Il fallait que je me prenne en main pour ne pas entrer dans le schéma classique de la ménagère. J’ai donc décidé que dans ma tête je restais une enfant, que je devais continuer à m’habiller comme une enfant, à me comporter comme mes camarades de classe, à ne pas intégrer un groupe d’épouses. Sinon c’était fichu. »

Son obstination empêche même son corps de mûrir. A 18 ans, malgré la maternité, elle en paraît 11 et le pharmacien qui l’accueille un jour avec son bébé à la hanche n’en croit pas ses yeux : « Une enfant qui porte une enfant ! », lâche-t-il dédaigneusement. Nouvelle blessure : « Il pensait que j’étais fille-mère, s’indigne encore Aïssa Doumara. Ça m’a fait mal parce que cet homme me jugeait et s’attaquait à mes valeurs. Moi j’étais mariée. J’étais comme coupée en deux. »

Le bac en poche, Aïssa Doumara finit par grandir et part deux ans faire des études de droit à l’université de Ngaoundéré, à 170 km de ses enfants, une situation « trop compliquée ». Elle revient donc et continue le droit avec les cours en ligne de l’Université de la Francophonie, passe aussi un diplôme d’analyste-programmeuse et suit des séminaires de formation aux droits humains et à la sexualité.

En 1996, elle fait la rencontre de sa vie : celle de Billé Siké, une compatriote, ardente défenseuse de la cause des femmes en Afrique, sociologue et créatrice de l’ALVF en 1991. Deux ans plus tard, elles ouvrent l’antenne de Maroua. Elle a seulement 26 ans et déjà trois enfants. « Mon mari a vite compris qu’il valait mieux me soutenir, lâche Aïssa Doumara dans un rire. Ma ténacité a obligé tout le monde à respecter mes décisions personnelles. »

« Une tactique d’approche intelligente »

« Aïssa est très vive et c’est une bosseuse. Elle n’a jamais cessé de se former, raconte Billé Siké. Son écoute attentive et son pragmatisme ont permis une gestion rigoureuse et le développement de notre action. » Les années verront en effet la mise en place d’un maillage associatif serré qui couvre désormais les six départements de l’Extrême-Nord : les centres de Maroua et de Kousséri ont donné naissance à des petites structures d’aide à l’autonomisation et à la promotion des droits, où les jeunes femmes sont informées et accompagnées pour apprendre un métier.

Des « groupes d’initiative commune » voient aussi le jour pour encadrer les activités de microentreprises féminines. Une douzaine de « brigades de dénonciation » sensibilisent dans les communes et les écoles primaires à la question des mariages précoces et des violences faites aux mineures. Ces petites unités de 20 personnes, composées d’enseignants, de chefs traditionnels et religieux, de parents, de relais médiatiques et d’élèves, ont créé dix centres d’écoute afin de pouvoir rediriger les jeunes filles selon leurs difficultés. Enfin, des « clubs de jeunes filles » s’implantent dans une cinquantaine d’écoles, permettant de faire « remonter » le signalement de fillettes violentées, engagées dans un processus de mariage ou déscolarisées par leur famille. En 2018, l’ALVF a déjà secouru 1 155 personnes, tous centres confondus.

Aïssa Doumara partage son prix Simone-Veil avec des jeunes filles de Maroua, dans l’Extrême-Nord du Cameroun, prises en charge par l’Association de lutte contre les violences faites au femmes (ALVF), le 8 avril 2019.

C’est cette entraide qui a permis, ces dernières années, la prise en charge des rescapées de Boko Haram. Depuis 2014, les djihadistes du groupe nigérian ont régulièrement fait des incursions en territoire camerounais, enlevant femmes, garçons et filles pour les enrôler, les réduire en esclavage domestique et sexuel et, parfois, les envoyer à la mort chargés d’une ceinture d’explosifs. Celles qui parviennent à s’évader ou sont libérées sont brisées. « On travaille sur les violences physiques et psychologiques qu’elles ont subies, parfois au-delà de l’imaginable, indique Aïssa Doumara. Mais à leur retour, elles sont stigmatisées par leur entourage. Du coup, on a décidé d’expliquer nos actions à la population grâce à la radio. Et on accompagne ces survivantes jusqu’à pouvoir les réinsérer par le travail. Cela peut prendre plusieurs années. »

Pour créer un cercle vertueux, il a fallu faire bouger les mentalités, comme l’explique Hamadou Hamidou, le maire de Maroua :

« Avec toute son équipe, Mme Doumara a persévéré dans une tactique d’approche intelligente des personnalités politiques, traditionnelles et religieuses. Elle mène de main de maître un travail de concertation incessant qui oblige toute notre société à s’interroger sur ses traditions pour attaquer le mal à la racine. Son parcours personnel agit comme un exemple, car elle a réussi à surmonter son traumatisme. Cette dame dégage quelque chose d’extraordinaire : son calme, son écoute respectueuse produisent beaucoup de résultats auprès des hommes. »

Le 28 février 2019, un groupe de femmes de Mokolo qui avaient bénéficié des formations et du soutien de l’ALVF en 2017 à Maroua est venu faire la surprise à Aïssa Doumara pour la remercier et montrer comment elles s’étaient autonomisées. « J’ai été très émue de voir le chemin qu’elles avaient parcouru en moins de deux ans ! », confie Aïssa.

Mais le travail ne s’arrête pas là. Quand les représentantes de l’ALVF ne vont pas elles-mêmes à la rencontre des décideurs politiques, l’association produit un rapport annuel à valeur de plaidoyer sur la situation des femmes de l’Extrême-Nord pour aider les parlementaires à faire bouger la loi camerounaise. Celle-ci autorise le mariage dès 15 ans et le conservatisme pousse encore à marier les fillettes bien avant : au Cameroun, 11,4 % d’entre elles sont épousées avant leurs 15 ans et 18,8 % dans l’Extrême-Nord, selon les derniers chiffres disponibles de l’Institut national de la statistique et du ministère de la santé.

« Une cause plus grande que soi »

« Connaissant bien le pays et le territoire où travaille Aïssa, son action est particulièrement remarquable, explique Lady Ngo Mang Epesse, chercheuse en droits des femmes et journaliste camerounaise, membre du jury du prix Simone-Veil. Etre une militante féministe dans un nord majoritairement musulman, de surcroît isolé du reste du pays, est très compliqué. On n’est pas à Paris-centre où on peut brûler son soutien-gorge tranquillement ! »

La militante féministe franco-britannique Emily Bove, également membre du jury, explique le choix des jurés, parmi une centaine de noms sélectionnés par les ambassades françaises pour honorer la mémoire et l’action de l’ancienne ministre Simone Veil, rescapée d’Auschwitz, qui avait défendu la loi de dépénalisation de l’avortement en 1974 :

« Nous voulions que le lauréat ou la lauréate, à l’instar de Simone Veil, ait démontré une force personnelle dans son parcours, mais aussi dépassé sa propre histoire pour se mettre au service d’une cause plus grande que soi. »

Le nom d’Aïssa Doumara revenait sans cesse dans les débats. « Il y a parfois un grand décalage entre les discours et le terrain, explique Emily Bove. Les leaders d’opinion ne sont pas forcément les faiseurs. Aïssa Doumara, elle, n’a pas renoncé à son action première et cela lui donne une puissante légitimité. » « Ce prix, se réjouit Billé Siké, récompense le travail de toutes les militantes camerounaises et démontre que les Africaines luttent pour leur propre émancipation. »

Dès le retour au pays d’Aïssa Doumara après un mois d’absence, le gouverneur de l’Extrême-Nord, Midjiyawa Bakari, est venu lui apporter lors d’une cérémonie officielle organisée à Maroua, lundi 8 avril, une lettre de félicitations signée du président Paul Biya. Devant un parterre d’autorités politiques, administratives, militaires et religieuses, Aïssa Doumara ne s’est pas départie de son calme habituel, interpellant d’une voix douce les plus hauts responsables de son pays, parlementaires en tête, les invitant à dépasser le stade déclaratif des bonnes intentions et à réformer le Code civil pour que la protection des filles et des femmes soit enfin assurée par le droit camerounais.

A Maroua, Aïssa Doumara Ngatansou est félicitée par le gouverneur de la région Extrême-Nord au Cameroun le 8 avril 2019.

« D’elle se dégagent une intelligence profonde, une humilité et une douceur qui remettent aussi en question les attributs classiques du pouvoir, décrypte Emily Bove, qui l’a rencontrée de nombreuses fois sur le terrain. Derrière cette tranquillité apparente, sa détermination est inébranlable. » Un quelque chose d’extraordinaire qui a fait la différence à Maroua, Kousséri et Paris.

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