Emmanuel Macron devant 600 maires lors d'un grand débat à Grand Bourgtheroulde, en Normandie, le 15 janvier 2019

Emmanuel Macron devant 600 maires lors d'un grand débat à Grand Bourgtheroulde, en Normandie, le 15 janvier 2019

afp.com/Ludovic MARIN

Le grand débat est clos, et l'heure des bilans a sonné, comme on dit. Emmanuel Macron avait promis d'en faire la synthèse politique et de "répondre" - c'est le mot qu'il a employé - à la crise des derniers mois dans une allocution télévisée, avant que cette dernière ne fut reportée suite à l'incendie de Notre-Dame. En attendant, il est intéressant de revenir sur la volée de statistiques publiée il y a quelques jours par les instances organisatrices du débat et parmi lesquelles figurait ce chiffre remarquable : durant l'exercice, le président aura pris la parole environ...cent heures.

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Certains feront valoir, à juste titre, que ce marathon oratoire lui aura plutôt réussi. En quelques mois, les images d'un chef de l'État fuyant le Puy-en-Velay sous les huées d'une foule menaçante - et dont on se demandait s'il n'allait pas finir son quinquennat momifié à l'Elysée - furent contrebalancées par les heures de direct d'un président en bras de chemise, charmeur d'assemblées, capable de "tenir" huit heures avec le sourire et réponse à tout.

Bulle langagière

Si cette communication performative, à mi-chemin entre l'installation d'art contemporain et le "grand O" de l'ENA façon télé-réalité, a eu des effets indéniablement positifs pour le président - notamment auprès de son socle électoral plus mobilisé que jamais - on peut néanmoins se demander ce que cet épisode traduit de notre société. Un "grand moment démocratique" ? Pas seulement.

À dire vrai, ce tableau d'un président débatteur au centre d'agoras dissertantes, le tout commenté ad libitum sur les réseaux sociaux et dans les médias, donne une parfaite illustration de ce que les sociologues appellent la "société bavarde". "On débat du débat, on commente le commentaire, et le réel est comme euphémisé dans une bulle langagière en boucle, décrypte l'intellectuel Jean-Pierre Le Goff, qui met en garde : pendant ce temps, des seuils sont franchis, et on ne fait plus que discuter en amont des seuils."

A-t-on, par exemple, noté à sa juste mesure le fait que le président de la République avait "débattu" deux heures durant avec des écoliers de 6e et de CM2 devant les caméras de télévision ? A-t-on jaugé, seulement, à quel point cela pulvérisait le seuil du n'importe quoi ? Non pas. À la place, on a disséqué les réponses d'Emmanuel Macron sur les gilets jaunes, applaudi la fraîcheur des questions de ces "citoyens en culottes courtes"... Pourtant, il y a fort à parier que beaucoup de Français lambda auront écarquillé les yeux d'incrédulité devant ce spectacle inédit. Que vivons-nous ? À quoi rime un président qui débat avec des enfants ? "Quand tous vont vers le débordement, nul n'y semble aller. Celui qui s'arrête fait remarquer l'emportement des autres, comme un point fixe", écrit Pascal dans ses Pensées. Il faudrait parfois pouvoir ""s'arrêter".

Rien n'a changé dans les fondamentaux du pays

Après tout, direz-vous, "il faut bien vivre avec son temps"... Le problème est que, si Emmanuel Macron a gagné quelques mois avec le grand débat, il a aussi pris le risque d'une formidable déception. On a beau mettre la réalité sous une cloche de mots, elle finit toujours par se venger. La société bavarde peut se donner l'illusion qu'elle a refait le monde en en parlant beaucoup. Mais, en vérité, ces dernières semaines, rien n'a changé dans les fondamentaux du pays.

L'équation politique n'est au reste pas différente de celle qui se dessinait au soir du second tour de la présidentielle, et que Marcel Gauchet nous résumait ainsi : "Ou bien le 'système' est capable de traiter autrement les problèmes que soulève Marine Le Pen - qui gonflent les voiles de son électorat depuis des décennies -, et alors l'élection de Macron marquera le début de la fin d'un cycle ; ou bien ce système institutionnel, culturel et politique n'est pas capable de les traiter, et il pourrait avoir usé la dernière cartouche du fonctionnement normal de la démocratie." Les gilets jaunes ont passé. Le grand débat a passé. Et on en est toujours là.

Le président ne pourra pas toujours miser sur l'éparpillement d'une opposition dans les choux. Cela lui "tombe dessus", en quelque sorte : il est question, pour lui, de régler des problèmes vieux de trente ans. Il est question d'efficacité des politiques publiques, de cohérence de la politique fiscale, des transformations de notre modèle de société qui tire de plus en plus vers le multiculturalisme, il est question d'école, d'industrie, d'aménagement du territoire...Dans les "annonces" qui ont fuité de son allocution, le compte n'y était pas encore. Le président peut-il penser contre lui-même ? De cette audace dépend énormément. Le reste n'est que paroles, paroles, et encore des paroles, comme dit la chanson.

Anne Rosencher

Anne Rosencher est directrice déléguée à la rédaction de L'Express

© / Hossein Borojeni/Caroline Marechal

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