Comment le débat sur le glyphosate a pourri sur Twitter

ENQUÊTE. Depuis la diffusion en janvier d’un numéro d’Envoyé Spécial, l’herbicide est devenu un sujet toxique sur le réseau social. En coulisses, les coups pleuvent.

 La substance herbicide glyphosate fait l’objet d’intenses débats sur les réseaux sociaux.
La substance herbicide glyphosate fait l’objet d’intenses débats sur les réseaux sociaux. AFP / Jean-François Monnier

    Trois mois après le numéro d'Envoyé Spécial du 17 janvier consacré au glyphosate, des personnalités et anonymes se livrent encore sur Twitter une bataille d'arguments sans fin sur son contenu. Portant son lot de fausses informations et d'invectives, cet affrontement a même de fâcheuses conséquences dans la vie des protagonistes des deux camps, comme nous avons pu le découvrir.

    Fait rarissime, il y a trois semaines : l'émission de France 2 du jeudi a été contrainte, pour prouver le sérieux de son travail, de publier sur le réseau social un document judiciaire attestant du lien entre le producteur de pesticides Monsanto, aujourd'hui propriété de Bayer, et la plainte déposée par la famille d'un enfant atteint de malformations au niveau de l'oesophage et du larynx.

    « Une éditorialiste répète à tort que Monsanto ne serait pas incriminé dans la plainte de notre témoin Théo 11 ans, atteint de graves malformations. Pour combattre cette nouvelle intox, la famille nous a autorisé à publier l'assignation qui vise nommément Monsanto », écrit Envoyé Spécial, le 26 mars. Ce n'était pas l'épilogue de la passe d'armes entre les journalistes de l'émission et Emmanuelle Ducros, leur consœur de L'Opinion qui a d'abord contesté la réalité de la mise en cause de Monsanto, puis son bien-fondé.

    « Même sur les enquêtes politiques, comme sur Bygmalion, nous n'avons pas eu de réactions aussi continues, avec cet acharnement à dénigrer les reportages deux mois plus tard », commente Elsa Margout, directrice des magazines de l'information de France Télévisions, jointe fin mars par Le Parisien. Elle note « une activité absolument hors du commun avant la diffusion, ce qui est assez rare », et pendant l'émission, « une activité très étonnante, énormément d'informations, délivrées sous une apparence scientifique ». « C'était tellement détaillé et argumenté que nous nous sommes demandés si ce n'avait pas été préparé en amont », poursuit Elsa Margout.

    Pickaw, société organisatrice de concours en ligne, dont l’équipe est experte en analyse des réseaux sociaux, a scanné les messages accompagnés du hashtag #EnvoyeSpecial  publiés depuis janvier 2018. Un pic est atteint le 17 janvier dernier. Ce graphique ne prend pas en compte les tweets supprimés./Pickaw
    Pickaw, société organisatrice de concours en ligne, dont l’équipe est experte en analyse des réseaux sociaux, a scanné les messages accompagnés du hashtag #EnvoyeSpecial publiés depuis janvier 2018. Un pic est atteint le 17 janvier dernier. Ce graphique ne prend pas en compte les tweets supprimés./Pickaw AFP / Jean-François Monnier

    Procès d'intention et avant-premières

    La vague de réactions hostiles à Envoyé Spécial a bien été anticipée et ses participants ne s'en cachent pas. Une semaine avant l'émission, le ton est donné sur Twitter : alors qu'Elise Lucet, la présentatrice, annonce le sommaire de la suivante, un internaute, Joseph Garnier, sollicite plusieurs autres comptes : « Préparez-vous au debunkage », un anglicisme qui signifie la correction de fausses informations.

    Plusieurs internautes expliquent au Parisien avoir échangé en privé sur diverses plateformes, notamment sur des forums vocaux Discord, pour préparer leurs répliques. « Il ne faut pas y voir une stratégie. On n'affûte pas des arguments, on partage des informations et parfois on corrige les erreurs des autres », explique au Parisien un doctorant en microélectronique, surnommé « Bunker D ».

    Un site, nommé Projet Utopia, élabore une liste d'une vingtaine d'arguments « fallacieux » et de «fausses informations » qui ne manqueront pas d'être « colportés » par Envoyé Spécial. Un travail effectué à plusieurs, explique un doctorant en amélioration des plantes, connu sur Internet sous le nom de « Matadon » et qui affirme y avoir participé.

    Les attaques ne sont pas toutes lancées à l'aveugle. Contactées par Le Parisien, deux journalistes qui se sont faites remarquer par leurs critiques antérieures à l'émission, Géraldine Woessner d'Europe 1 (ancienne correspondante du Parisien aux Etats-Unis) et Emmanuelle Ducros de L'Opinion, affirment avoir pu visionner le programme avant la diffusion grâce à des accès réservés aux médias. « Je voulais la voir avant pour voir quels seraient les points abordés. Je n'ai rien préparé. Cela fait deux ans que je travaille sur le sujet. Mes arguments étaient déjà prêts », explique Géraldine Woessner, qui a bénéficié d'une avant-première de 48 heures.

    Trolls ou pas trolls ?

    Les nombreuses critiques distillées le soir du 17 janvier sont relayées à l'envi. Cinq jours après l'émission, Envoyé Spécial répond, point par point, dans un article publié sur le site FranceTVinfo, auquel réplique Géraldine Woessner d'Europe 1, elle aussi, point par point. Très vite, l'échange d'arguments vire sur Twitter en empoignade entre Tristan Waleckx, journaliste à France 2, et sa consœure, qu'il traite de « troll ».

    La Société des journalistes de France 2 réagit rapidement, déplorant des « attaques mensongères menées par des internautes, dont certains parlent au nom de médias nationaux ». « Nous nous interrogeons sur le fait qu'ils soient pilotés par des agences de communication ou des gens qui travaillent pour le compte d'industriels de la chimie », dira encore fin mars Elsa Margout, de France Télévisions.

    Revenant sur la riposte de la chaîne, Romain, qui revendique sur son compte « Evidence Based Bonne Humeur » la défense de « l'esprit critique », dit avoir « assez mal vécu » ce moment. « C'est assez difficile de rester calme quand on nous accuse d'être payés par l'industrie, surtout quand notre démarche est complètement bénévole et qu'elle nous coûte plus qu'autre chose », tempête l'autoentrepreneur de 43 ans, qui travaille dans l'informatique. « C'est un travail ingrat et épuisant », renchérit « Bunker D ».

    Les défenseurs de l'émission sont persuadés que les comptes critiques pourraient été soutenus par de « faux comptes », voire des comptes partageant automatiquement les messages (des « bots »). « Il y a eu énormément de retweets systématiques », affirme Elsa Margout, qui précise ne pas être « en mesure d'affirmer que Monsanto utilise tel ou tel troll ». Le groupe Bayer, qui a racheté le producteur historique du glyphosate, se défend d'avoir « orchestré » quoi que ce soit.

    /Pickaw
    /Pickaw AFP / Jean-François Monnier

    Grâce notamment à l'équipe de la start-up Pickaw, nous avons procédé à un audit scrupuleux de plusieurs comptes hostiles à l'émission et analysé des centaines de retweets. Nous ne pouvons confirmer ou infirmer une activité déterminante de la part de « faux comptes » ou de « bots » autour du 17 janvier. Si l'on s'en tient aux retweets toujours effectifs, seuls une dizaine de Twittos semblent avoir partagé systématiquement les messages visant l'émission.

    L'un d'eux, qui se présente comme un « mécanicien » twittant au détriment de son temps de travail a publié plus de 73 000 messages en quatre ans... Selon Agilience, agence qui calcule l'autorité sur les réseaux sociaux, il serait une des dix voix qui comptent sur les OGM.

    Le blanc-seing d'Accoyer

    A plusieurs reprises et dès la semaine qui suit l'émission, Géraldine Woessner est invitée par sa direction à mettre en sourdine ses commentaires sur Envoyé Spécial, comme nous l'avons appris. « On m'a demandé de calmer le jeu, de ne pas répondre aux attaques », confirme la journaliste. A la même période, les directions de l'information d'Europe 1 et de France Télévisions ont des contacts.

    La direction d'Europe 1 sera aussi destinataire d'une lettre co-signée par dix chercheurs et par Bernard Accoyer, docteur en médecine, plus connu en tant qu'ancien président de l'Assemblée nationale. Dans le courrier est salué « le remarquable travail » de Géraldine Woessner, qui est « tout à l'honneur d'Europe 1 » : « Nous espérons qu'elle pourra le poursuivre dans les meilleures conditions. »

    Bernard Accoyer, le 28 mai 2017./LP / Arnaud Journois
    Bernard Accoyer, le 28 mai 2017./LP / Arnaud Journois AFP / Jean-François Monnier

    Mais les onze signataires chargent aussi l'émission glyphosate d'Envoyé Spécial, « manifestement orientée et biaisée ». « Qu'une chaîne de télévision publique comme France 2 devienne un outil médiatique militant ne doit pas laisser indifférent », jugent les auteurs. Et d'ajouter : « Nous notons cependant avec satisfaction que les présentations biaisées d'Envoyé Spécial ont été sévèrement critiquées sur les réseaux sociaux, preuve que les internautes sont de moins en moins crédules face à ce type de dérive médiatique. »

    Contacté par Le Parisien, Marcel Kuntz, directeur de recherche au CNRS et co-auteur de la missive, se dit « fier » d'avoir défendu « une des rares journalistes » qui « ose dire que ce que raconte l'écologie politique à longueur d'années est un tissu de mensonges ».

    La présence parmi les signataires de Bernard Accoyer, bien que connaisseur de la thématique des pesticides, semble relever de la caution politique. Interrogé par Le Parisien, l'ancien député confirme avoir accepté de mettre son nom en bas de cette lettre mais ne se souvient pas qui elle visait à soutenir : « C'était un homme ou une femme ? »

    L'ex-secrétaire général des Républicains semble n'avoir même qu'une vague idée du contenu, notamment de l'émission qu'elle étrille : il explique n'avoir pas été devant France 2 le 17 janvier ! « Je n'ai pas regardé cette émission donc je ne peux pas vous en parler. Mais il est clair que si vous voulez vendre à la télévision de l'audimat, il faut faire peur aux gens », affirme le maire d'Annecy-le-Vieux. A notre connaissance, la direction d'Europe 1 n'a pas accusé réception de la lettre.

    Usurpations d'identité et calomnie

    Depuis que le débat glyphosate s'est radicalisé sur Twitter, Géraldine Woessner se dit « harcelée ». « De nombreux apprentis journalistes s'amusent à usurper mon identité et à contacter des gens dont ils supposent qu'ils pourraient me payer », explique la journaliste. « On appelle mes patrons, on contacte ma rédaction pour m'accuser d'être payée (par l'industrie, ndlr), on prêche le faux pour savoir le vrai, des trucs tordus... Le militant anti-glyphosate est retors », poursuit-elle.

    Emmanuelle Ducros, de L'Opinion, dit pour sa part avoir « reçu des menaces et des intimidations », sans plus d'explications. Quant à Tristan Waleckx, la direction de l'information de France Télévisions souhaite qu'il n'apparaisse plus en première ligne.

    A l'origine des révélations sur les « Monsanto Papers », le journaliste du Monde Stéphane Foucart, victime d'attaques sur Twitter bien avant janvier, a décidé peu après l'émission de bloquer des dizaines d'internautes sur le réseau social : ils ne peuvent plus lire ses messages et y répondre. Il ne voit plus de messages hostiles s'afficher non plus. Certaines des personnes bloquées exhibent cette réaction sur leur profil comme une médaille.

    L'un des internautes qui a eu maille à partir avec le journaliste, « Matadon », concède que c'est allé trop loin : « Il y a des gens qui sont très agressifs, des gens qui sont très insultants. J'ai parfaitement compris qu'il se mette à bloquer des gens. J'ai moi-même arrêté de l'emmerder parce que ce n'est vraiment pas malin... » Stéphane Foucart a également été victime de calomnie en privé de la part d'un lobbyiste influent, comme nous avons pu le constater.

    La mère de Théo Grataloup, ce garçon de 11 ans victime de malformations supposées liées au glyphosate, s'est vue répéter sur Twitter que sa famille, qui a intenté un procès à Monsanto, avait été manipulée. « Je n'ai peut-être pas un bac+5 en chimie, mais j'ai obtenu un diplôme à bac+5 en management technologique dans une école qui travaillait en binôme avec l'école polytechnique de Grenoble. Mon mari a fait les mêmes études que moi. Nous ne sommes pas complètement des lapereaux de deux semaines. Nous ne sommes pas complètement manipulables », ironise-t-elle.

    Comme Stéphane Foucart et Tristan Waleckx avant elle, Sabine Grataloup a, à son tour, bloqué récemment des dizaines d'internautes : « Je me suis dit : ce n'est pas la peine ! Je ne les ferai pas changer d'avis, ils ne me feront pas changer d'avis. Autant s'épargner du temps et de l'énergie. Je vais beaucoup mieux ! Twitter est devenu le monde de Oui-Oui ! »