Face au militantisme, “nous sommes revenus à un système de répression des années 1960 et 1970”

La chercheuse en sciences politiques Vanessa Codaccioni s’inquiète de la criminalisation croissante du militantisme. En refusant la politisation des mouvements de contestation, le pouvoir va jusqu’à les assimiler à du terrorisme. Suite et fin de notre série d’articles consacrée à la Semaine internationale de la rébellion qui se déroule du 12 au 19 avril.

Par Olivier Tesquet

Publié le 19 avril 2019 à 16h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 00h56

Ici, des écolos entendus par la police après avoir décroché des portraits d’Emmanuel Macron ; là, cinq personnes convoquées au poste pour un tweet un peu trop sarcastique ; partout, des Gilets jaunes inquiétés pour leur engagement. Après avoir étudié les juridictions d’exception et l’antiterrorisme, Vanessa Codaccioni, maître de conférences en sciences politiques à l’université Paris-VIII, s’intéresse à la manière dont le pouvoir mate la meute. Dans Répression, l’Etat face aux contestations politiques (éd. Textuel), un court texte d’intervention, elle s’inquiète de la criminalisation croissante du militantisme, un coup « terroriste », un coup « délinquant », et pourtant dépolitisé par le pouvoir, quelle que soit sa forme. De comparutions immédiates en fiches S discrétionnaires, où nous mène cette mauvaise pente ?

En quatre mois de mobilisation des Gilets jaunes, 8 645 personnes ont été placées en garde à vue, 2 000 ont été condamnées, et 1 800 sont en attente de jugement. A titre de comparaison, environ 11 000 individus avaient été arrêtés pendant les grèves de mineurs sous Thatcher entre 1984 et 1985. Ce qui est inédit, c’est ce niveau de contestation politique, ou la vigueur de la punition ?
Les deux. Face à des manifestations qui durent dans le temps, l’objectif du pouvoir devient très visible : en finir le plus rapidement possible avec ce mouvement, l’annihiler. Les chiffres extrêmement élevés de la répression participent de ce processus. En punissant, on signale aux manifestants et à l’opinion publique que cette contestation n’est pas acceptable, pas légitime, donc pas légale et réprimable. Ce faisant, il s’agit d’empêcher toute forme de solidarité avec les Gilets jaunes, en mettant une pression toute particulière sur les primo-manifestants.

Dans votre introduction, vous faites un inventaire à la Prévert des catégories de population touchées par la répression : lycéens, syndicalistes, écologistes, manifestants, avocats, journalistes, etc. Sont-elles toutes ciblées de la même manière ?
On ne peut évidemment pas traiter un avocat [une profession protégée, ndlr] comme un manifestant. En revanche, on vise les « ultras ». Plus un type de militantisme va contester l’ordre, plus il va être réprimé. Ceux qui paraissent les plus radicaux dans leur manière de vivre sont particulièrement visés. J’y vois un mouvement concomitant. S’il existe aujourd’hui une lutte violente contre la radicalité politique, il y a depuis le début des années 2000 une aggravation de la répression contre tout mouvement social. Plusieurs exemples récents sont là pour en attester : les manifestations de la loi Travail en 2016, la mobilisation contre Parcoursup en 2018, ou les gardes à vue massives du lycée Arago [le 22 mai 2018, 102 jeunes dont 40 mineurs avaient été interpellés après l’occupation de cet établissement du 12e arrondissement de Paris, ndlr].

Pourquoi ce durcissement ?
Trois facteurs sont à prendre en compte. D’abord, un renouveau des luttes, y compris à l’étranger, avec le mouvement altermondialiste et l’apparition des black blocs ; ensuite, l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy, qui a mis en place une politique sécuritaire de tolérance zéro, que ce soit face aux révoltes urbaines en 2005 ou lors des manifestations contre le CPE en 2006 ; enfin, et nous y reviendrons, la logique antiterroriste s’est mise à innerver tout le système répressif.

Selon vous, la répression actuelle cherche à dépolitiser le militantisme en l’assimilant à la délinquance ordinaire et en le jugeant comme telle. Comment se déploie cette stratégie ?
Les gouvernements ont horreur des martyrs, des héros, des porteurs de cause. Il faut enlever tout caractère au mobile, aux revendications, et donc au passage à l’acte. De fait, on assiste à une multiplication des procès en correctionnelle et des comparutions immédiates. Or, au quotidien, et c’est un phénomène récent, l’écrasante majorité de ces comparutions implique des jeunes racisés en situation d’exclusion sociale. Lors de celles-ci, les prévenus ont moins de trente minutes pour se défendre. En si peu de temps, comment pourraient-ils se revendiquer d’une lutte, expliquer un engagement ? J’ai assisté à plusieurs comparutions immédiates de Gilets jaunes, lors desquelles ils essayaient, en vain, d’invoquer des motifs politiques. Puisqu’il est trop visible d’avoir des ennemis politiques dans les prétoires, on les fait disparaître. Lors du procès de Christophe Dettinger [le boxeur poursuivi pour avoir frappé deux gendarmes le 5 janvier dernier, ndlr], il y avait tellement de journalistes que personne ne pouvait entrer dans la salle d’audience. Cette fabrique d’accusés populaires est insupportable pour le pouvoir.

“Le gouvernement est pris entre deux tendances : réprimer sévèrement les manifestants, et les empêcher de politiser leurs revendications”

Pourtant, à vous lire, on a l’impression que le geste politique est une circonstance aggravante. L’exemple récent des décrocheurs des portraits d’Emmanuel Macron montre une forme d’acharnement. Vous parlez également d’intimidation…
Le gouvernement est pris entre deux tendances : réprimer sévèrement les manifestants, et les empêcher de politiser leurs revendications. Et à la répression visible, il faut ajouter la stigmatisation invisible, la ridiculisation, l’intimidation, comme lorsque des lycéens de Mantes-la-Jolie sont forcés de s’agenouiller, mains derrière la tête.

Assistera-t-on encore à des procès politiques, dont celui de Tarnac semble être le dernier avatar ?
Il y en a de moins en moins. Pour autant, on risque d’y revenir car la répression se renforce gravement, et les procédures se multiplient. Il y a fort à parier que certains mis en cause mettront en œuvre des défenses politiques. C’est un outil de lutte pour les mouvements réprimés, c’est une arme pour dénoncer la répression et, à travers elle, la politique gouvernementale. Le problème, c’est que la parole politique n’est plus reconnue au tribunal, qu’elle sorte de la bouche des accusés ou de celle des avocats. Les amnisties, qui étaient là pour rappeler le particularisme des condamnations pour des actes politiques, n’existent plus. Avant, on laissait la parole se déployer pendant des heures. Aujourd’hui, politiser la répression qu’on a subi, c’est prendre le risque d’être plus sévèrement puni.

Le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, est réfractaire au terme de « violences policières » et parle de personnes « atteintes à la vision » pour décrire les manifestants éborgnés par des tirs de LBD. La dépolitisation passe-t-elle aussi par le langage et la communication ?
Les mots, depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, sont très importants. Le pouvoir s’est évertué à minimiser, voire à nier les violences policières. Le président de la République n’a-t-il pas dit qu’il était « inacceptable de parler de violences policières dans un Etat de droit » ? Si les militants ont été mutilés, ils sont responsables de leur sort. On leur fait porter la responsabilité et la culpabilité de leurs blessures. Personnellement, j’ai été très marquée par l’expression « foule haineuse », et surtout par l’utilisation systématique du mot « complices ». Qu’il s’agisse d’Emmanuel Macron, d’Edouard Philippe ou de Christophe Castaner, c’est une menace pour briser la solidarité vis-à-vis des mouvements protestataires. Quand Castaner accuse les ONG d’aide aux migrants d’être complices des passeurs, c’est exactement le même procédé.

Vous écrivez que « les gouvernants peuvent déplacer, en fonction du contexte et des cibles visées, la frontière entre la légalité et l’illégalité des gestes militants ». Quid des gestes régaliens ?
Les pouvoirs publics ont toujours couvert les pires pratiques illégitimes et illégales, depuis les exécutions sommaires pendant la guerre d’Algérie. Ils ont toujours couvert les policiers. On se rappelle des déclarations du ministre Robert Pandraud après la mort de Malik Oussekine [« Si j’avais un fils sous dialyse, je l’empêcherais de faire le con la nuit », ndlr]. On se souviendra de celles d’Emmanuel Macron au sujet de Geneviève Legay, la septuagénaire blessée à Nice [« Je lui souhaite un prompt rétablissement, et peut-être une forme de sagesse»]. Le politique a une responsabilité qu’il ne reconnaîtra jamais dans cette violence. Mais maintenant que ces dérapages sont filmés au smartphone, il doit bien s’en saisir. On notera d’ailleurs qu’en juin 2018 la France a été condamnée deux fois par la Cour européenne des droits de l’Homme dans des affaires de violences policières.

“L’appareil répressif a été complètement contaminé par l’antiterrorisme”

Vous avez beaucoup écrit sur les juridictions d’exception et l’antiterrorisme. Quel est le point commun avec la répression des contestations politiques ?
Pour commencer, il existe beaucoup de liens entre les juridictions d’exception et l’antiterrorisme. Celui-ci a puisé énormément de dispositifs dans un tribunal d’exception qu’on appelait la Cour de sûreté de l’Etat, disparue en 1981. Il en a conservé la centralisation à Paris, la spécialisation judiciaire, la garde à vue prolongée, et y a ajouté l’incrimination d’association de malfaiteurs. Ensuite, on peut observer une filiation entre la guerre d’Algérie, les juridictions d’exception et la répression du militantisme. On le voit à la récupération de l’état d’urgence contre des militants écologistes en 2015, assignés à résidence pendant la COP21, ou à l’acharnement judiciaire contre les militants mobilisés sur la ZAD de Bure.

L’appareil répressif a été complètement contaminé par l’antiterrorisme. Et ce qui caractérise l’antiterrorisme, c’est la neutralisation préventive, avant le passage à l’acte. Autrement dit, le curseur de la répression s’est déplacé. Désormais, pour éteindre les mouvements sociaux et les contestations politiques, les services de renseignement surveillent, espionnent, photographient, fichent (S), puis l’administration (sur ordre du préfet) perquisitionne, saisit, assigne. Et cette situation s’est aggravée avec l’état d’urgence, après les attentats de 2015.

Le Conseil constitutionnel vient de censurer l’interdiction administrative de manifester, qui était la mesure phare de la loi « anti-casseurs » votée à la hâte pour contenir les Gilets jaunes. En matière de politique sécuritaire, existe-t-il la possibilité, si ce n’est d’un retour en arrière, au moins d’un assouplissement ?
C’est extrêmement rare. En matière de répression, les mesures s’accumulent et dépendent les unes des autres. Les mesures les plus liberticides sont votées par le Parlement. Pour pouvoir revenir en arrière, il faudrait repasser par la loi pour voter des abrogations. Je n’ai que deux exemples en tête : en 1981, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, le nouveau gouvernement socialiste supprime la Cour de sûreté de l’Etat et abroge la loi anti-casseurs, votée en 1978 pour mater les maos en criminalisant toute participation à une manifestation de rue qui dégénérerait. Depuis dix ans, ces deux dispositifs renaissent de leurs cendres. Nous sommes revenus à la France des années 1960 et 1970, quand tous les militants étaient traités comme des terroristes par des dispositifs répressifs, qu’ils soient colleurs d’affiches maoïstes ou membres de l’OAS.

Quand Edouard Philippe veut instaurer une responsabilité pécuniaire collective devant les dégradations, il est totalement dans l’esprit de la loi de 1978, en même temps que dans l’air du temps : on en parle trop peu, mais il y a aussi une répression par l’argent, d’autant plus importante qu’elle vise aujourd’hui des personnes en situation de précarité. Le nouveau délit de dissimulation du visage, par exemple, est puni de 15 000 euros d’amende. Ça devient une manière très forte de dissuader les aspirants manifestants. Qui va parler d’une contredanse ?

SEMAINE DE LA REBELLION, MODE D’EMPLOI
C’est quoi : 
la Semaine internationale de la rébellion a été lancée par Extinction Rebellion, un mouvement né en Angleterre en octobre 2018 et qui depuis essaime dans de nombreux pays – parmi lesquels la France, l’Italie, l’Allemagne et les Etats-Unis. L’idée : mener des actions de désobéissance civile non-violente afin d’intensifier la protestation contre l’inaction politique en matière de lutte contre le changement climatique et la disparition des espèces. D’autres organisations environnementales ont annoncé qu’elles participeraient à cette semaine internationale de la rébellion.
C’est quand : la semaine internationale de la rébellion se déroule du 12 au 19 avril.
Quelles actions : Impossible de tenir un agenda précis. Car si certains collectifs communiquent depuis plusieurs semaines sur leurs prochaines actions pour s’assurer une médiatisation maximale, d’autres cultivent au contraire le secret, afin d’amplifier l’effet de surprise.
En France, citons une « action contre l’industrie du textile et la fast fashion » menée par Extinction Rebellion, qui s’est déroulée le vendredi 12 avril. Et « bloquons la République des pollueurs », une action en Ile-de-France organisée par les Amis de la Terre, ANV-COP21 et Greenpeace. Des actions de « swarming » (blocages éphémères de la circulation) sont annoncées à travers le monde… Marc Belpois
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