Vieille dame de 98 ans battue à Arcueil par un aide soignant filmé à son insu ; cinq pensionnaires décédés à l’EHPAD de Lherm près de Toulouse, après une intoxication alimentaire… A chaque fois qu’un reportage dénonce, à juste titre, la maltraitance des personnes âgées dans des maisons de retraite privées, tu pousses ce cri du coeur : "Moi, je ne mettrais jamais ma mère en Ehpad." Surtout quand tu découvres, horrifiée, que le sous-effectif qui ruine le bien être des personnes âgées profite directement aux groupes actionnaires des EHPAD (soyons honnêtes, les maisons de retraite peinent aussi à recruter).

Vidéo du jour

Un peu facile, ton "jamais je ne mettrais ma mère en Ehpad", quand elle (ou ton père) est encore alerte, en pleine retraite active et que tu n’es pas encore concernée par le sujet. Pour le moment, tu as peut-être une mère ou une grand-mère, 75 ans environ, qui pousse vaillamment le chariot dans les allées de son supermarché préféré ; qui, tous les printemps, plante ses semis de laitue et de fraisiers accroupie malgré son arthrose. Qui a épaté la famille en se mettant au Tai-chi.

 Pour le moment, tu as peut-être une mère ou une grand-mère, 75 ans environ, qui pousse vaillamment le chariot dans les allées de son supermarché préféré.

Mais ta vertueuse indignation reflète souvent une méconnaissance totale de ce qu’est la dépendance du grand âge. Tout en sous-entendant que les enfants des pensionnaires des EHPAD seraient d’horribles égoïstes ingrats et sans cœur se débarrassant de leurs parents comme d'autres abandonnent leur chien sur la route des vacances.

Quand ta mère ne te reconnaît plus, t'appelle Madame

Ce que tu n’imagines pas, c’est tout ce qui risque de t’impacter un jour. A partir de 83 ans environ, les personnes âgées ont de plus en plus de mal à se débrouiller seules. Petit à petit, elles perdent la mémoire et leurs repères, égarent leurs clés, ne sont plus en mesure de cuisiner, de s’occuper de leur paperasse, de faire leurs courses et leurs comptes. Un jour, elles oublient de faire leur toilette, de s’habiller, de boire et manger… Quand la maladie d’Alzheimer ou une variante de la démence sénile s’installe, désorientées, elles ne savent plus comment rentrer chez elles de la boulangerie. Pire : quand ta mère ne te reconnaît plus, t’appelle « Madame ». Une autre fois, elle peut t’insulter, voire te frapper.

Ou alors elle garde toute sa tête, mais à la suite d’un AVC, (75 % des accidents vasculaires cérébraux touchent des plus de 65 ans), elle deviendra peut-être hémiplégique, côté droit ou gauche. Allongée dans un fauteuil coquille pour le restant de ses jours. Incapable de vivre seule du jour au lendemain.

Dans ces moments là, on ressemble à tout sauf à nos jumeaux marketing, les « jeuniors » et les « quinquados », ces seniors libres comme l’air qui partent sur un coup de tête à Barcelone dans les publicités.

Quand nos parents deviennent dépendants, leurs enfants ont plus ou moins 52 ans. Dans ces moments là, on ressemble à tout sauf à nos jumeaux marketing, les « jeuniors » et les « quinquados », ces seniors libres comme l’air qui partent sur un coup de tête à Barcelone dans les publicités. Comment, en vrai, on concilie sa vie pro et privée, tout en s’occupant à plein temps d’une personne âgée dépendante? Et si on est seule, divorcée, fille unique  ? Rajoutez des options. A moins de travailler à domicile (et de posséder une chambre libre dans laquelle placer un lit médicalisé), eh bien, c’est coton. Et ça va l’être de plus en plus.

Spoiler alert : dans 10 ans, les baby boomers vont entrer dans le grand âge. Quant aux 85 ans et plus, ils sont 1,8 millions aujourd’hui, ils seront 2,6 millions en 2030. (1)

Tout le monde n'est pas prêt à devenir l'aide soignante de sa mère

"Moi, je ne mettrais jamais ma mère en Ehpad", promets-tu … Mais tout le monde n’est pas prêt à devenir l’aide soignante de sa mère : la faire manger, (mixer sa viande comme pour un enfant). L’asseoir tous les jours sur le siège des toilettes, essuyer ses fesses, changer ses couches, soulever son corps lourd, inerte, jusqu’à la douche, à s’en coller des lombalgies (elle peut être en surpoids), savonner son intimité, lui laver les dents, (et son dentier). Pour les femmes âgées qui étaient autonomes il y a encore peu et qui sont conscientes de ce renversement des rôles, c’est parfaitement humiliant. Standing ovation au passage pour les 3,7 millions de héros anonymes (dont une majorité de femmes), qui apportent cette aide épuisante quotidienne. Spoiler alert encore : un tiers des aidants familiaux d'un parent alzheimer meurent (d’épuisement ?) avant la personne aidée (2) …

Je sais ce que tu te dis : "OK mais si la personne âgée ne peut habiter chez ses enfants, si c’est trop lourd à porter, tout doit être fait pour qu’elle puisse au moins rester chez elle ! Il y a des aides de l’Etat et des infirmières qui passent non ?" Certes, mais ce n’est pas aussi simple, même si la ministre de la Santé Agnès Buzyn a promis que sa future loi sur la dépendance privilégiera le maintien à domicile. Une personne âgée dépendante nécessite l’équivalent de trois auxiliaires pour assurer une présence H24 : une la nuit, une le jour, et une troisième compte tenu des congés et week-ends des deux autres. Compter de 5000 à 6000 euros par mois. Combien de personnes âgées touchent une pension de retraite équivalente ? Oui il y a des aides publiques pour couvrir les soins, le ménage, les dépenses d’ambulance pour les visites chez le médecin, le portage de repas à domicile, l’achat des couches. Mais elles sont loin de couvrir la facture.

Un aidant doit s’arrêter 16 jours de plus en moyenne que ses collègues… Celles et ceux qui surnagent mettent en danger leur vie professionnelle.

De plus, le maintien à domicile est à peine moins usant pour les enfants, surtout quand ils travaillent, et n’habitent pas dans la même ville. "Allo, c’est l’auxiliaire de vie.  La machine à laver est en panne ». « Votre mère ne veut plus manger que des crèmes caramel, je fais quoi ?" "Elle m’accuse de fouiner partout et m’a fichue dehors. Vous connaissez son caractère... " "Qui peut s’occuper de son chien ? Je ne suis pas payée pour lui faire sa pâté  et le sortir !" "Elle est tombée ! Venez tout de suite !". Spoiler alert (encore) : un aidant doit s’arrêter 16 jours de plus en moyenne que ses collègues (3)… Celles et ceux qui surnagent mettent en danger leur vie professionnelle. Et aussi leur couple…

Un jour, hébétée, on s'y résout

Quant aux auxiliaires de vie à domicile et aux infirmières, elles passent en coup de vent chez leurs « petits vieux ». Elles n’ont pas le temps de jouer les dames de compagnie. Elles ont des tournées de visites à assurer toute la journée. Le reste du temps, la personne âgée reste donc seule, avec en option la télé (quand elle arrive encore à l’allumer) et son alarme de téléassistance en pendentif ou en bracelet. Arrive le point de non retour. Les chutes, les heures passées couchée sur le carrelage de la salle de bain.

C’est pourquoi, la mort dans l’âme, (« elle m’a élevée avec amour, elle a toujours été là pour moi … ») on se résout un jour à inscrire sa mère, hébétée, aux Hortensias, aux Tilleuls, ou aux Eglantiers (les EHPAD ont souvent de lénifiants noms de fleurs ou de plantes). Montant moyen : 3000 euros par mois dans le privé (le public, un peu meilleur marché, est pris d’assaut). Une somme rarement couverte par la pension de retraite. Surtout dans la génération des octos et nonagénaires.

Tu t’en doutes, la question du paiement de l’EHPAD divise les fratries. Certains paieront plus que d’autres.

Alors qui paie ? Prend note, ces choses-là arrivent plus vite qu’on ne croit. Si Papy ou Mamy n’a pas assez d’économies mais est proprio, on vend le cœur lourd, leur résidence principale. Entrer en EHPAD et perdre sa maison, la double peine. Locataire ? L’Etat se tourne vers les enfants, et leurs conjoints (ex compris, si si), voire les petits enfants, si leurs parents sont défaillants. Tu t’en doutes, la question du paiement de l’EHPAD divise les fratries. Certains paieront plus que d’autres. Personne n’est en mesure de payer ? L’Etat accorde l’ASH (l’aide sociale à l’hébergement), et se remboursera sur la succession (s’il y en a une). La solidarité entre générations n’est pas une option. C’est la loi.

Tu verras Maman, tu seras bien

La boule au ventre, (surtout si pour achever de culpabiliser, on a lu, écoeurée, Ehpad, une honte française, de Anne-Sophie Pelletier, soignante dans un EHPAD du Jura(4), on installe donc sa mère, (son père). On marque son linge, comme pour la colo des enfants, en répétant, comme pour s’en convaincre soi même « Tu verras Maman, tu seras bien ». Tiens, c’est justement le titre d’un autre livre récent consacré à la question. L’auteur Jean Arcelin, connaît bien le milieu. Cet ancien directeur d’EHPAD révolté et à bout(5) y a connu le pire, le business cynique de la dépendance, avec les repas immangeables à moins de un euro, pour que les actionnaires gagnent plus.

Et puis les vieux livrés à eux-mêmes faute de personnel, de soins et d’attention, « comme si la société toute entière voulait les enterrer vivant ». Mais aussi le meilleur, des femmes et des hommes émouvants, qui s’accrochent à la vie, des personnels qui gardent leur humanité, et leur humour. Envers et contre tout. Au fait, les EHPAD recherchent toujours des bénévoles. Ta mission, si tu l’acceptes, faire un brin de causette avec les pensionnaires. Et ensoleiller ainsi un bout de leur fin de vie.

(1) Chiffres de l'association France alzheimer.
(2) Insee
(3) Baromètre OCIRP l'âge de l'autonomie.
(4) Editions Plon
(5) Editions XO