Emmanuelle Polack, docteure en histoire de l’art, déplore que l'exposition au musée Maillol du collectionneur Emil Bührle n'insiste pas sur le fait que ce dernier a acquis des œuvres spoliées aux juifs pendant la Seconde guerre mondiale.
Manet, Renoir, Picasso ... Jusqu’au 21 juillet, le musée Maillol de Paris expose 57 trésors de la fondation Emil Bührle. Pendant la guerre, et comme l'a soulevé le Journal du dimanche, ce dernier a acquis des œuvres spoliées aux juifs. Emmanuelle Polack, docteure en histoire de l’art, estime que l’absence de ce cadre tragique dans l’exposition est un manque de respect aux familles dépouillées.
Marianne : Qui était Emil Bürhle (1890-1956) ?
Emmanuelle Polack : C’est un Allemand nationalisé suisse en 1937 alors qu’il était marchand d’armes et collectionneur d’art. Dans mon livre Le marché de l’art sous l’Occupation (Tallandier, février 2019), j’explique qu’il a contribué à armer le Reich. C’est avec l’argent gagné ainsi que certaines œuvres ont été acquises à Paris, via l’état-major de Göring. De son côté, il approvisionnait ce dirigeant nazi en devises suisses. Bührle a acheté plusieurs toiles appartenant à Paul Rosenberg, pour 1 million de francs suisses. Lors de l’immédiat après-guerre, il possédera un peu plus d’une douzaine de tableaux spoliés aux familles juives de France.
Selon vous, l'exposition du musée Maillol n'explique pas la provenance des œuvres ?
Seule une petite salle y est consacrée mais les explications ne sont pas suffisantes et les documents d'archives trop peu nombreux. C’est un manque de respect pour les victimes. Idéalement, chaque œuvre aurait dû présenter un cartel important retraçant son itinéraire où l'accent aurait porté sur les années 1933-1945. Cette remarque est également valable pour le catalogue. Les recherches de provenance sont primordiales dans la présentation de cette collection "singulière".
Quelles sont les pièces concernées ?
D’abord La Liseuse (1845-50) de Corot. Dès février 1945, Rosenberg alerte la direction des Musées nationaux sur cet achat effectué par Bührle. Ensuite le Portrait d’Irène Cahen d’Anvers (1880) peint par Renoir. Sa traçabilité est particulièrement dramatique. Irène l’a offert à sa fille, Béatrice de Camondo. Il a été volé en 1941 à Chambord par les Allemands puis confisqué par Göring. Béatrice est morte à Auschwitz avec les siens. Indiquer la provenance aurait été respectueux de leur mémoire. Lukas Gloor, commissaire de l’exposition, estime que Bührle avait acheté les œuvres sans connaître leur provenance. Rosenberg était un marchand de classe internationale et nul ne pouvait ignorer le fait qu'elles lui avaient appartenu. Monsieur Gloor est juge et partie puisqu’il est également directeur de la Collection Bührle de Zurich. Je me mets volontiers à sa disposition pour discuter de tout cela avec lui et consulter les archives de la collection.
Y-a-t-il des précédents concernant ce fonds ?
En 2017, la Fondation Van Gogh d’Arles a présenté des toiles en étant issues. Il y avait le même manque de contextualisation. C’est dommage car le public ne peut être qu'intéressé par les recherches menées actuellement. Un décret ministériel vient d’ailleurs de créer une mission de recherche et de restitutions des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945. Il faut rappeler les pérégrinations des œuvres dans ces années noires. L'inquiétante résurgence de l'antisémitisme me conforte dans cette idée.
Quelle est l'ampleur des spoliations pendant la guerre ?
Cent mille objets culturels ont été transférés de France en Allemagne. Seuls 60.000 d'entre eux sont revenus. Parmi ceux-ci, 15.000 ont été vendus par l'Etat entre les années 1950 et 1953. C’est pour cela que certaines œuvres spoliées ont resurgi ensuite sur le marché de l'art.
La réponse de Lukas Gloor, commissaire de l'exposition
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