Le 10 avril dernier, une école maternelle de Barcelone a retiré Le Petit Chaperon rouge de sa bibliothèque ainsi que quelque 200 autres ouvrages au motif de leur "toxicité". Selon la commission ayant prononcé leur bannissement, ces livres "reproduisaient un schéma sexiste". "Le problème le plus courant avec ces ouvrages, a expliqué une sourcilleuse mère d'élève, est qu'ils associent la masculinité à des valeurs de compétitivité et de courage."

On ne sait pas, au reste, ce qui est reproché dans le cas d'espèce du Petit Chaperon rouge - au loup ? à la mère-grand ? à la bobinette ? -, les verdicts n'ayant pas été circonstanciés dans la presse. Tout juste sait-on que ces 200 livres proscrits représentaient 30 % du catalogue de la bibliothèque scolaire (60 % ayant été jugés "moins problématiques", et 10 % "écrits dans une perspective de genre"). Aux dernières nouvelles, les pourtant exclusivement masculins Trois Petits Cochons avaient échappé à la purge.

Mary Poppins raciste et la Belle au bois dormant agressée sexuellement

Le 25 mars dernier, à la Sorbonne, la représentation des Suppliantes d'Eschyle a été empêchée par une cinquantaine de militants de la Ligue de défense noire africaine (LDNA), de la Brigade anti-négrophobie et du Conseil représentatif des associations noires (Cran). Motif : l'utilisation par la troupe, selon les codes du théâtre antique, de masques et autres maquillages cuivrés signerait un blackface - grimage ayant pour but de dénigrer ou d'humilier les personnes noires. L'université et le metteur en scène, Philippe Brunet, ont eu beau détailler en quoi cette interprétation était un contresens, les granitiques militants n'y ont vu que déni. "Il y a un blackface conscient et un blackface inconscient", a expliqué le leader du Cran, Louis-Georges Tin, transformant son adversaire en Monsieur Jourdain du racisme, histoire de le réduire au silence.

Le 10 janvier 2018, on donnait à l'Opéra de Florence un Carmen revisité, où la Gitane n'était plus tuée par Don José. "A notre époque, marquée par le fléau des violences faites aux femmes, il est inconcevable que l'on applaudisse au meurtre de l'une d'entre elles", avait justifié le metteur en scène - qui a une vision bien "premier degré" des applaudissements. Il fallait donc pour ce redresseur de torts à travers que Carmen portât le coup fatal à Don José. Le soir de la première, ce fut comme si l'âme de l'oeuvre se rebellait : au moment de tirer ses coups de feu, le pistolet de théâtre s'enraya. Légitime défense d'un livret qui, au paroxysme de l'acte II, exalte "la chose enivrante, la liberté, la liberté !"

La société, agrégat d'identités blessées

On passera, faute de place, sur cet universitaire américain, contributeur du New York Times, qui voit dans la scène des cheminées de Mary Poppins un odieux blackface. Et aussi sur cette Britannique, qui voulait faire bannir La Belle au bois dormant de l'école de sa fille : le baiser du prince charmant à la ronflante princesse n'étant pas consenti, il serait assimilable, a-t-elle argué, à une agression sexuelle.

Pour peu qu'on prête attention à ces petites nouvelles-là, on en trouve généralement au moins deux ou trois le mois, parfois ridicules, parfois spectaculaire...

Il ne s'agit pas ici de maugréer avec le systématisme de certains qu'"on ne peut plus rien dire". Que les droits et les consciences progressent, rendant insupportables aux oreilles d'aujourd'hui certaines phrases ou blagues banales hier est tout à fait justifié. En revanche, cette offensive concertée sur l'art, ou sur la culture populaire et enfantine, devrait tous nous alarmer. Il faut prendre très au sérieux cette volonté de rééducation du monde au nom d'un militantisme qui voit la société comme un agrégat d'identités blessées. Ces censeurs des "belles causes" n'en demeurent pas moins des censeurs. Ils avancent par l'intimidation et le chantage à l'accusation de sexisme ou de racisme. Chaque cas, pris à part, semble dérisoire. Ajoutez-les les uns aux autres, et ils donnent la désagréable impression que l'air se raréfie.

Anne Rosencher est directrice déléguée à la rédaction de L'Express

Anne Rosencher est directrice déléguée à la rédaction de L'Express

© / Hossein Borojeni/Caroline Marechal