[ARCHIVE] Gérald Bronner : « Contre les fake news, la meilleure régulation reste la pensée critique »

[ARCHIVE] À l’occasion de la remise au gouvernement, le 11 janvier dernier, des conclusions du rapport de la commission « Les Lumières à l’ère numérique », nous repartageons cet entretien avec Gérald Bronner, membre de l’équipe de 14 chercheurs à l’origine de ces travaux destinés à formuler des propositions pour lutter contre la propagation en ligne des fake News. Dans Déchéance de rationalité (Grasset, 2019), le sociologue et spécialiste des croyances collectives racontait son expérience dans le centre de déradicalisation de Pontourny. L’occasion pour lui d’y analyser les ressorts des croyances, fake news et autres théories du complot et d’esquisser des solutions. 

[ARCHIVE] Gérald Bronner : « Contre les fake news, la meilleure régulation reste la pensée critique »
Capture d'écran TF1

Septembre 2016, à Beaumont-en-Véron en Indre et Loire ouvre, sous les feux des riverains opposés au projet, le centre de « déradicalisation » de Pontourny. Pendant un an, le chateau accueille une dizaine de pensionnaires, des jeunes adultes qu’on estime susceptibles de basculer dans l’islamisme radical.

Pendant près d’un an, le sociologue spécialiste des croyances collectives, Gérald Bronner dispense à ces jeunes gens des cours « d’indépendance mentale ». Par la discussion et le débat, le sociologue entreprend de muscler leur esprit critique, selon lui, la meilleure régulation contre « l’épidémie de crédulité » qui nous frappe en ces temps de déferlement d’informations – souvent fake – ou quand elles sont avérées, soupçonnées et dévoyées en délires complotistes.

Dans son dernier ouvrage Déchéance de rationalité paru chez Grasset, Gérald Bronner tient la chronique de son expérience au centre de Pontourny. L’occasion pour lui d’analyser les ressorts de l’ « épidémie de crédulité » qui traverse les réseaux sociaux et d’en appeler comme solution à une victoire du rationalisme, « une nouvelle militance républicaine  ».

Usbek & Rica : Le centre dans lequel vous avez dispensé des cours est désigné sous le terme de « centre de déradicalisation ». Que pensez-vous de ce terme ? Peut-on arracher à quelqu’un ses croyances ; l’esprit critique peut-il donc s’exercer par la force ?

Gérald Bronner : Le thème de la déradicalisation a été une des grandes obsessions de ces dernières années. Et on comprend aisément pourquoi, puisqu’il y a eu des attentats qui ont fait de nombreux morts, en particulier sur notre territoire. Cependant, je pense que c’est un terme inadéquat. Cela signifierait qu’on serait capable de retirer une croyance d’un cerveau humain. Les expériences le montrent : au XXe siècle, les services secrets ont tout tenté pour manipuler les esprits. Tout ce qu’on arrive à obtenir, semble-t-il, est un vague consentement qui ne dure guère.

 On peut être utile en stimulant « le système immunitaire intellectuel des individus, [en les] aid[ant] à faire leur déclaration d’indépendance mentale »

Ce n’est pas dans cette optique que j’ai travaillé dans ce centre. Je ne me sens pas le droit de dire ce qu’on doit croire ou pas. Je peux en revanche être utile pour stimuler le système immunitaire intellectuel des individus, les aider à faire leur déclaration d’indépendance mentale. C’est tout l’inverse d’une normalisation des esprits. En faisant cela, je crois qu’on peut contribuer à aider les gens à se libérer de leurs stéréotypes, de leurs croyances liberticides pour eux et pour les autres. 

Comment avez-vous donc à Pontourny stimulé « le système immunitaire intellectuel » des jeunes du centre ?

Je me suis plongé dans la littérature scientifique existante sur le sujet et j’y ai appris qu’en stimulant la pensée analytique, la réflexion, la rationalité, on peut faire reculer un certain nombre de tentations qui relèvent de la crédulité. Quand un individu se radicalise, qu’il hésite à passer à l’action violente – ce qui nous préoccupe -, on sait qu’il est dans une perception du monde fondée sur le fait que le hasard n’existe pas. Il a l’impression que l’univers entier lui parle, que Dieu lui parle. Et ces compulsions vont prendre appui sur des coïncidences. Entendre, par exemple, deux fois la même chanson, devient un signe. Puisque Dieu ne parle jamais directement, il parle aux croyants par des signes qu’il s’agit de décrypter.

Et le problème est que ces gens ne perçoivent plus le hasard pour ce qu’il est. Toute coïncidence devient un miracle. Un des angles d’attaque avec ces jeunes gens a été tout simplement de les réconcilier avec l’idée du hasard. J’ai essayé de leur montrer par une série d’exercices de jeux de rôle que dans un certain nombre de cas, une explication fondée sur le hasard est beaucoup plus satisfaisante qu’une explication fondée sur une entité supérieure. 

Vous faites aussi le choix de déconstruire des croyances qui ne sont pas réellement les leurs. Pourquoi ?

Lorsqu’on travaille sur les croyances, on comprend très vite qu’il ne sert à rien de démentir les croyances d’un croyant. On fait plus de tort que de bien. Généralement, même face à la contradiction, il les défendra et y croira peut-être même davantage qu’auparavant. Mon fil conducteur a été de les confronter aux modes de raisonnement qui peuvent amener à des croyances. Certains d’entre eux étaient, par exemple, complotistes. Dans la théorie du complot reviennent des constantes. Souvent, les individus relient des événements qui arrivent ensemble, en même temps, au fait que ces événements seraient liés par une cause. C’est ce que l’on appelle la confusion entre corrélation et causalité.

Sur le temps long de ces échanges avec eux, les jeunes du centre ont admis un certain nombre de choses, notamment, concernant le hasard. Ils se sont aperçus par exemple que parfois, on croit parce qu’on a envie de croire vraie une chose et ça les rendait plutôt mélancoliques. 

En 2018, trois ans après les attentats de Paris, une étude de l’IFOP montrait que 79% des Français croient à, au moins, une théorie du complot. Quelle est la part de responsabilité d’Internet dans la multiplication des croyances ? Ce qui interpelle, d’ailleurs, c’est qu’avec un Internet démocratisé, on n’a jamais eu autant accès à une information dense, mais nourrie. Comment expliquer ce que vous appelez « l’épidémie de crédulité » ?

La question se pose de savoir si dans le fond, notre époque serait plus crédule que les époques précédentes. La question est difficile à résoudre. L’homme a toujours été crédule. C’est aux fondements de sa nature même. Oui, on peut s’étonner qu’aujourd’hui, avec le niveau général d’études qui ne cesse de progresser, la grande disponibilité de l’information, cette crédulité ne recule pas. C’est en fait tout l’inverse qui se produit.

« Plus il y a d’informations disponibles dans le marché de l’information, et plus il est possible pour chacun d’entre nous d’aller chercher des informations qui vont dans le sens de nos croyances préalables » 

En effet, la situation du marché de l’information, qui croise le fonctionnement ancestral de notre cerveau, aboutit immanquablement à des flots de crédulité. Plus récemment, l’incendie de Notre-Dame de Paris a reçu son lot de théories du complot. Cela paraît paradoxal. C’est ce que j’appelle le paradoxe de la crédulité informationnelle. Plus il y a d’informations disponibles dans le marché de l’information, et plus il est possible pour chacun d’entre nous d’aller chercher des informations qui vont dans le sens de nos croyances préalables. Il s’agit là de biais de confirmation. 

En outre, la mauvaise information va beaucoup plus vite que la bonne, notamment sur les réseaux sociaux. On la mémorise mieux, et elle donne toute latitude à des minorités actives croyantes de faire valoir et de rendre visible leur point de vue. Auparavant, ces points de vue existaient mais étaient confinés dans des espaces de radicalité. Ce que permet Internet, c’est aux radicaux de se rencontrer et de se retrouver plus facilement. Et c’est un phénomène qui a aussi été démontré pour n’importe quelle forme de rareté statistique. 

A rebours, pourrait-on imaginer des communautés de fact-checkers ?

Oui, pourquoi dans le fond, les femmes et hommes de raison ne font-ils pas la même chose, ne se réunissent-ils pas pour contrebalancer ce flux de crédulité ? Malheureusement, ils sont moins motivés que les crédules. Lorsque vous êtes croyant, vous tenez à votre croyance. Vous vous sentez en mission pour la défendre, pour faire du prosélytisme, contrairement aux gens de raison. 

 « Le mal n’a besoin de rien d’autre pour s’imposer que l’apathie des gens de bien » 

On observe toutefois avec l’émergence de ces flux de crédulité une certaine revitalisation des réseaux rationalistes. Des gens rejoignent des associations telles que l’AFIS (Association française de l’information scientifique), ou des cercles zététiques (ndlr, la zététique est présentée comme l’art du doute). Et il existe aussi des vidéastes, des Youtubeurs qui tiennent des chaînes excellentes, telles que Hygiène Mentale ou DirtyBiology. Le pas supplémentaire, c’est que nous acceptions en tant que citoyens de prendre toute notre place dans ce marché dérégulé de l’information, parce que si nous ne faisons rien, comme le rappelait John Stuart Mill, le mal n’a besoin de rien d’autre pour s’imposer que l’apathie des gens de bien. 

Face aux critiques, Facebook essaie de trouver la bonne recette pour endiguer le flot de fake news. Mais est-ce la place des géants du web d’aider à réguler, de trouver des solutions ?

Les grands opérateurs du net sont les tuyaux par lesquels passent la crédulité. C’est une affaire complexe parce qu’ils héritent d’une responsabilité dont ils n’ont pas voulu. Et je citerais là volontiers Spiderman : un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. Les opérateurs du net intègrent peu à peu cette idée, Facebook, et quelque peu, Youtube, par la modération.

Mais malgré tous leurs efforts, ça ne suffit pas. C’est un enjeu civilisationnel. Mark Zuckerberg lui-même vient de publier une lettre publiée dans Le Journal du Dimanche où il appelle à ce qu’on l’aide à cette régulation. Ce sont des milliards d’images, des exabits de données qui transitent par ces tuyaux que sont les réseaux sociaux. Il n’est pas facile d’intervenir au bon moment.

Souvenez-vous que l’assassin de Nouvelle-Zélande qui a massacré des gens dans les mosquées a pu filmer et retransmettre en direct son action pendant plus de 15 minutes avant que le réseau social ne réagisse. C’est une affaire considérable qu’il faut prendre au sérieux. S’il ne faut pas faire tout peser sur les épaules des GAFAM, elles doivent prendre la mesure de leurs responsabilités.

A trop réguler, à trop visser des algorithmes de modération, ne risque-t-on pas de verser dans la censure ?

La question de la régulation de ce marché de l’information est cependant cruciale : il y a la possibilité de promulguer des lois liberticides dont on pourrait se réjouir à court terme en croyant qu’elles nous protègent, mais qui pourraient avoir des dégâts à moyen et long terme terribles pour la démocratie. La censure n’est que l’expression ultime de cette régulation.

Mais il y a toute une série de choses à faire auparavant. Avant même d’être obligé de retirer une information, on pourrait commencer à réfléchir à l’ordre d’apparition de l’information. Faut-il vraiment par exemple que la pire information sur les vaccins apparaisse en premier dans le moteur de recherche Google ? On pourrait de la même façon ralentir l’information, sachant que la mauvaise information va 6 fois plus vite que la bonne sur Twitter. On pourrait créer par les algorithmes de la viscosité sociale sur les informations douteuses, sans les retirer pour autant. Ou imaginer, par exemple, que quand quelqu’un partage un lien sur Facebook sans l’avoir manifestement lu de créer un nudge. On considère d’ailleurs que 70% des gens partagent un article en ayant juste lu le titre. 

La meilleure des régulations et la moins liberticide est (…) la régulation par la pensée critique


Un nudge, à savoir une petite application qui demande simplement, sans interdire de le partager si vous êtes bien certain de vouloir partager ce lien, attendu que vous n’avez pas cliqué dessus, pourrait vous refroidir et vous permettre de réfléchir.

On peut imaginer bien des choses. Mais je pense que la meilleure des régulations et la moins liberticide est précisément celle que j’ai essayé de mettre en œuvre avec ces jeunes du centre de Pontourny. A savoir, la régulation par la pensée critique, puisque nous sommes tous des opérateurs sur ce marché de l’information. Certes, nous sommes des demandeurs d’informations mais nous en émettons aussi, en partageant en ligne, en likant. La meilleure chose à faire, c’est de nous donner les conditions d’être des bons modérateurs de ce marché de l’information. Et dans ce cas, nous aurions la garantie de ne pas tomber dans de la censure ou du totalitarisme cognitif.

Pourquoi ne pas démarrer cette régulation par la pensée critique à l’époque même ?

Oui, ces cours de déclaration d’indépendance mentale dispensés aux jeunes du centre de Pontourny, je propose de l’élargir à tout le monde, et en particulier à l’éducation nationale, du cours préparatoire à l’université. Il faut se saisir de toutes les occasions pour faire comprendre aux jeunes gens qui se forment intellectuellement le fonctionnement de leur cerveau et de leurs intuitions. 

Et quel serait votre pronostic sur l’évolution de nos croyances ? Dans 10 ans, sera-t-on encore plus crédules ? Et à quelles conditions pourrait-on éviter une « déchéance de rationalité » complète et collective ?

Dans dix ans, il y a deux grands scénarios qui sont en concurrence. Ou bien tous les phénomènes de crédulité créent une réaction dont on voit déjà les germes avec une réactivation du milieu rationaliste et une prise en compte de l’Éducation nationale.

« La démocratie des crédules a alors pris le pouvoir »

Commençons par l’utopie. Dans 10 ans, il y a alors des actions positives du monde politique qui prennent langue avec les grands opérateurs du net pour réguler ce marché de façon non liberticide. Les journalistes instaurent une institution entre pairs, comme on en trouve chez les médecins ou les avocats, une sorte de conseil de l’ordre qui permet de réguler ce marché sans s’abandonner complètement à une logique purement économique aliénante. Chacun prend ses responsabilités. L’ensemble devient une nouvelle militance républicaine. Et peu à peu, nous nous dirigeons vers les démocraties de la connaissance, éclairées telles qu’on les rêvait au siècle des Lumières.

L’autre scénario est dystopique. La démocratie des crédules a pris le pouvoir. On en voit d’ailleurs poindre les effets, aussi bien aux Etats-Unis, en Italie, au Brésil avec des dirigeants qui, d’ores et déjà, nient l’existence du réchauffement climatique, de l’efficacité vaccinale et les consensus scientifiques. 

Dans 10 ans, nous entrons dans un monde fragmenté où il est encore possible de dire ce que l’on veut, bien entendu mais où chacun le dit seulement dans un espace social protégé, où les médias ne se citent plus qu’entre eux. Les médias de droite ne citent plus que les médias de droite, les médias de gauche ne citent plus que les médias de gauche, comme c’est déjà le cas aujourd’hui aux Etats-Unis d’Amérique. Et une forme de loi de tolérance s’impose à nous. C’est-à-dire qu’on n’a plus le droit de contredire aussi facilement les croyances. On n’a plus le droit de dire que l’homéopathie n’a pas d’efficacité au-delà du placebo, tout comme comme on ne peut plus contester les créationnistes. On en vient à une forme d’égalitarisme cognitif. Tout se vaut. Tout a le droit de se dire. Et il serait offensant de défendre une forme de rationalité alors que le rationalisme est une forme d’égalité cognitive. Elle postule que tout le monde peut penser méthodiquement. Entre l’égalité cognitive et l’égalitarisme cognitive, vous voyez, il y a tout le grand écart qu’il y a entre une utopie et une dystopie.

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Photo à la Une : Gérald Bronner, par Lucile Meunier

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