Ces villes qui font l’Europe : peu à peu, Berlin oublie son Mur

Troisième étape de notre voyage dans les lieux symboles de la construction européenne, Berlin, qui a longtemps incarné la division de l’Europe.

 Vestige de l’Histoire, le Mur de Berlin attire désormais des touristes du monde entier, mais s’efface peu à peu de la mémoire des habitants de la ville.
Vestige de l’Histoire, le Mur de Berlin attire désormais des touristes du monde entier, mais s’efface peu à peu de la mémoire des habitants de la ville. LP/Olivier Lejeune

    « Arrêtez la chasse à la baleine, capturez les requins des loyers. » La banderole qui flotte à la fenêtre d'un logement aux allures de HLM du quartier berlinois de Prenzlauer Berg réjouit Ingrid Hoffmann. Cheveux courts rouges et casque de vélo à la main, cette ancienne Allemande de l'Est, aujourd'hui retraitée, participe activement au mouvement de révolte des locataires contre la hausse des loyers berlinois, qui ont doublé en quelques années.

    Lorsque le Mur qui séparait le Berlin Est communiste du Berlin Ouest capitaliste est tombé le 9 novembre 1989, ce fut d'abord la joie. « Une chute aussi rapide, je ne m'y attendais pas du tout, raconte Ingrid Hoffmann. L'été d'après, j'ai traversé Paris pour la première fois de ma vie pour continuer jusqu'au Portugal, le plus à l'ouest possible… »

    « Arrêtez la chasse à la baleine, capturez les requins des loyers », dénoncent des locataires de l’est berlinois.LP/Olivier Lejeune
    « Arrêtez la chasse à la baleine, capturez les requins des loyers », dénoncent des locataires de l’est berlinois.LP/Olivier Lejeune LP/Olivier Lejeune

    Mais les conséquences n'ont pas toutes été aussi heureuses. Dans les années qui ont suivi la réunification, Berlin a vu sa population décliner. Des immeubles entiers, surtout situés à l'Est, se sont vidés de leurs habitants. Lourdement endettée, la municipalité dirigée alors par une alliance sociaux-démocrates-Die Linke (La Gauche) a décidé de se débarrasser de cet encombrant parc de logements sociaux, souvent mal entretenus.

    40 000 habitants en plus chaque année

    Des grandes sociétés privées d'investisseurs se sont jetées sur l'occasion : redevenue capitale, Berlin était l'une des grandes villes les moins chères en Europe. L'affaire ne pouvait être que rentable à long terme. D'autant que l'évolution démographique s'est inversée : en redécollant économiquement, grâce aux aides fédérales et européennes massives, la capitale allemande a vu sa population s'accroître. L'augmentation est aujourd'hui de plus de 40 000 personnes par an.

    Résultat, les logements se raréfient et les grands bailleurs comme Deutsche Wohnen (dont l'un des principaux actionnaires est la filiale allemande du fonds d'investissement américain Blackrock présidée par Friedrich Merz, ancien président du groupe CDU/CSU au Bundestag) en profitent pour faire flamber les loyers.

    « Vendre le parc public fut une grosse erreur, maintenant il est difficile de racheter », déplore l'écologiste Florian Schmidt, conseiller municipal du district de Friedrichshain-Kreuzberg. Le puissant mouvement populaire contre la flambée des loyers mobilise désormais pour obtenir un référendum populaire afin d'exproprier les sociétés possédant plus de 3000 logements. Pas gagné : la plupart des partis politiques freinent des quatre fers. « Ce serait un total non-sens, tonne Burkard Dregger, président du groupe CDU (dans l'opposition) au Parlement local de Berlin. Ce dont on a besoin, c'est de construire de nouveaux logements. » Pas de quoi redonner foi en l'Europe à Ingrid Hoffmann : « Je suis très pro-Europe mais je ne veux pas de cette Europe-là des grandes sociétés, et je ne sais pas si j'irai voter aux européennes. »

    Le cas emblématique de Tempelhof

    L'après-chute du Mur s'est aussi traduite par la fermeture de crèches, nombreuses dans l'ex-RDA, et par les expulsions parfois musclées d'importants squats d'artistes, dont le fameux Tacheles, dans le quartier de Mitte. « À Berlin, la classe politique est en décalage et n'anticipe pas, c'est ce qui explique qu'une grande partie de la population cherche à prendre directement les choses en main », analyse la politologue Claire Demesmay, une Française qui habite Berlin depuis plusieurs années, dans son ouvrage « Idées reçues sur l'Allemagne, un modèle en question » (Le Cavalier bleu, 200 p., 20 €).

    L'extraordinaire mobilisation autour de l'ancien aéroport de Tempelhof est dans tous les esprits. Situé à dix minutes à vélo de Kreuzberg, au cœur de la ville, Tempelhof fut l'une des infrastructures phares du régime nazi. Puis, de juin 1948 à mai 1949, durant le blocus de Berlin par les Soviétiques, l'aéroport sauva la ville de l'asphyxie grâce au pont aérien organisé par les Américains.

    Trop proche des habitations, Tempelhof a été fermé en 2009. « Les gens ont tout de suite voulu ouvrir les grillages qui ceinturaient l'aéroport pour se réapproprier cet immense poumon vert de 380 ha, raconte l'activiste Diego Càrdenas, un ingénieur de 51 ans à la triple nationalité germano-espano-costaricaine. Mais la municipalité s'y est opposée en affirmant qu'elle avait un plan en préparation. »

    «C'est aux gens de décider»

    Très vite la résistance prend de l'ampleur. « C'est un mouvement horizontal, on avait tous les partis et tout l'establishment médiatique contre nous, décrit Diego Càrdenas. Mais cela nous a donné une très grande force de liberté et de créativité pour proposer un projet alternatif. À la fin, on a prouvé qu'on était plus intelligent qu'eux. »

    Le collectif animé par une cinquantaine de personnes parvient à obliger la mairie à organiser un référendum sur l'avenir de Tempelhof. Pour s'assurer de la participation de 25 % des électeurs inscrits (700 000 personnes), nécessaire pour valider le résultat, le mouvement obtient que le scrutin soit organisé en même temps que les élections européennes, le 25 mai 2014. Avec une participation de 40 %, près de 65 % des Berlinois repoussent le plan d'aménagement et de construction de logements de la mairie.

    Aujourd’hui les Berlinois profitent de l’immense espace vert de Tempelhof. LP/Olivier Lejeune
    Aujourd’hui les Berlinois profitent de l’immense espace vert de Tempelhof. LP/Olivier Lejeune LP/Olivier Lejeune

    Les Berlinois se pressent aujourd'hui tous les jours (l'affluence monte jusqu'à 35 000 personnes certains dimanches) sur les deux pistes et les immenses champs qui les entourent pour jouir d'un espace comme on n'en trouve dans aucune autre capitale au monde. Mais la municipalité n'a pas renoncé à remettre la main sur Tempelhof. Le Vert Florian Schmidt, partisan du plan d'aménagement bien qu'élu du quartier voisin de Friedrichshain-Kreuzberg qui a voté à 90 % contre, le reconnaît : « Oui, cela peut encore bouger s'il y a une nouvelle proposition et un nouveau vote, mais c'est aux gens de décider. »

    « Cette ville reste vraiment unique »

    Très différent du reste de l'Allemagne, Berlin continue d'attirer les jeunes. Née au Pakistan de parents ouest-allemands, Silke Lorenzen, 41 ans, s'est endettée avec son associée Sarah Vollmer, 42 ans, pour ouvrir Hüttenpalast, un hôtel atypique où l'on dort dans des caravanes de l'ex-RDA. Une expérience… « Malgré toutes les erreurs qui ont pu être faites par les élus à Berlin, cette ville reste vraiment unique », s'enthousiasme-t-elle.

    Silke Lorenzen a ouvert avec son associée un hôtel où l’on dort dans des caravanes de l’ex-RDA. LP/Olivier Lejeune
    Silke Lorenzen a ouvert avec son associée un hôtel où l’on dort dans des caravanes de l’ex-RDA. LP/Olivier Lejeune LP/Olivier Lejeune

    La chute du Mur a aussi modifié la relation franco-allemande, comme si l'éloignement géographique des deux capitales, après l'abandon de Bonn, faisait sentir ses effets. « Il y a moins cette fixation sur le moteur franco-allemand qui existait du temps de la République de Bonn, relève Claire Demesmay. Les Allemands ont toujours un vrai intérêt à travailler avec la France comme partenaire privilégié mais il n'y a plus d'exclusivité. » Quand Paris regarde ailleurs, Berlin déploie beaucoup d'efforts pour arrimer à l'Union ses voisins de l'Est arrivés plus tardivement, comme la Pologne, la Hongrie, la Tchéquie ou la Roumanie.

    Mais le plus surprenant est que le Mur s'efface progressivement du champ de pensée des Allemands. « Je suis étonnée de constater à quel point les politiques et les enseignants s'y intéressent peu. Les jeunes savent à peine que cela a existé. C'est une mémoire qui s'estompe », juge Claire Demesmay. Seuls les touristes se font encore prendre en photo à Checkpoint Charlie (l'ancien point de passage entre les deux Berlin) aux côtés de comédiens en uniformes de GI ou de soldat « DDR ». Le soir, certains de ces comédiens enchaînent dans des spectacles de… strip-tease. La Guerre Froide est bien terminée.

    Le mur de Berlin. « Les jeunes savent à peine que cela a existé. » LP/Olivier Lejeune
    Le mur de Berlin. « Les jeunes savent à peine que cela a existé. » LP/Olivier Lejeune LP/Olivier Lejeune