Avec la danse, «l’ambiance a changé» dans ce collège défavorisé de Marseille

Dans un collège de Marseille, une classe de 6e participe à un projet obligatoire d’initiation à la danse contemporaine. Avec des effets qui vont bien au-delà d’une simple immersion dans l’art du spectacle.

 Les élèves du collège Edgar Quinet, d’un des quartiers les plus pauvres de France, participent à un atelier de danse contemporaine.
Les élèves du collège Edgar Quinet, d’un des quartiers les plus pauvres de France, participent à un atelier de danse contemporaine. LP/Olivier Corsan

    Et soudain, Ryad s'est avancé. Il a quitté le pack des garçons réfugiés vers le mur du fond et s'est posté devant, dans la lumière, entre deux filles. Un mouvement du coude, une tête qui se tourne, la jambe droite qui s'avance. Pas de doute : il danse.

    Dans un coin du studio surchauffé par le soleil derrière les baies vitrées, 22 paires de baskets attendent leurs jeunes propriétaires. Ils répètent en chaussettes une phrase chorégraphique sous les encouragements de la professeur de danse. « Les bras ! Léger ! Ensemble ! »

    Ils ont entre 10 et 12 ans et des tailles bien différentes, selon que l'adolescence a ou pas déjà frappé à leur miroir. Mais ils s'efforcent de faire corps. Chaque semaine depuis septembre, ces enfants d'un collège marseillais classé en éducation prioritaire participent à des cours obligatoires de danse contemporaine, partie intégrante de leur cursus pour cette année.

    Ryad, élève de sixième.LP/Olivier Corsan
    Ryad, élève de sixième.LP/Olivier Corsan LP/Olivier Corsan

    À part Inès ou Maïssa, qui peaufinent leur port de tête depuis le CP, les 6e 2 ont pour la plupart frémi quand le professeur principal a expliqué le concept à la rentrée. « J'ai cru qu'on allait devoir mettre des collants et du maquillage ! » tremble encore un garçon.

    « Ici, nos élèves réussissent bien »

    Le programme, Adolédanse, est piloté par le chorégraphe Michel Kelemenis et financé à hauteur de 20 000 euros par an par la fondation BNP Paribas. L'argent permet d'organiser des ateliers de pratique artistique chaque semaine ainsi que des spectacles assurés par des danseurs en résidence au Klap, la maison pour la danse, située à dix minutes à pied du collège Edgar-Quinet, dans le IIIe arrondissement de Marseille.

    Le quartier, qui monte et descend entre la gare et les docks, est classé par l'Insee comme le plus pauvre de France. « Mais pas de misérabilisme ! tance la principale, Laure Ruiz. Ici, nos élèves réussissent bien et on fait un tas de choses. Entre les onze écoles et le collège de notre réseau, on mène 150 projets de front cette année. » « L'objectif n'est pas de faire de ces jeunes des danseurs, précise Michel Kelemenis, mais de créer un lieu ouvert sur le quartier, où les enfants se développent, découvrent le monde dans un environnement pacifié. »

    LP/Olivier Corsan
    LP/Olivier Corsan LP/Olivier Corsan

    Un havre, dans un quartier où s'empilent violence et difficultés sociales, à l'ombre d'immeubles tenus pour une part par des marchands de sommeil. Au collège, un édifice à la façade colorée protégé par des portiques et une clôture étonnamment haute, 90 % des 570 élèves sont boursiers. Une partie a appris le français sur le tas, à l'école. Les inviter en pleine entrée dans l'adolescence à braver pudeurs, complexes, barrières sociales, religieuses et culturelles pour s'approprier le langage du corps est un défi en soi.

    Des enfants qui vont mieux

    « Danser, c'est se découvrir dans tous les sens du terme. Le projet implique de s'exposer devant les autres, et de les prendre en compte. Ce n'est pas rien pour des 6e, qui sont de grands inquiets mine de rien », relève Martine Guigou, la professeure de français qui a contribué à monter le programme. Elle a vu changer certains ados, au fur et à mesure qu'avançait l'année scolaire. « Ils semblent moins sous pression, ils prennent plus facilement la parole devant les autres, a-t-elle remarqué. Ce programme ne fait pas tout mais il aide. »

    Sur le plan scolaire aussi. Dans toutes les disciplines, les professeurs capitalisent sur la danse pour rendre plus tangibles les notions étudiées en classe. Certains liens sont évidents, comme le cours de SVT sur l'anatomie.

    D'autres fonctionnent de façon plus souterraine, comme en français. « La littérature, c'est une expression personnelle des émotions, comme la danse, relève Martine Guigou. Sa pratique permet aux élèves d'oser dire des choses, à l'oral et dans leurs copies. » « Les élèves apprennent aussi de nouveaux mots de vocabulaire et à se comporter en spectateurs, abonde la principale, Laure Ruiz. C'est aussi une occasion de fédérer les parents avec un spectacle de fin d'année. »

    « Je pensais qu'on allait mettre des tutus »

    Il a fallu du temps avant que Ryad, 11 ans, se laisse convaincre. « Je pensais qu'on allait devoir mettre des tutus, ce genre de choses… Ce n'était pas ma tasse de thé », raconte-t-il. Autour, dans le hall très moderne du Klap où vient d'être affichée aux cimaises une expo photo montrant, entre autres portraits d'hommes, un nu, ses copains rigolent pour évacuer la gêne : pas question de passer pour des femmelettes, même si la danse, en fin de compte, ce n'est « pas si mal ». Comprendre, mâle quand même.

    LP/Olivier Corsan
    LP/Olivier Corsan LP/Olivier Corsan

    « Les garçons ont arrêté de ricaner », confirme la volubile Kaïna, qui joue de la fourchette dans son plat de raviolis à la cantine. Plus tard, elle se verrait bien « pompière et pâtissière » ; « Et oui, on dit pompière ! » gronde-t-elle en fronçant les sourcils. À cette table, les filles sont unanimes : depuis le projet danse, « l'ambiance a changé » dans la 6e 2. « Les garçons sont moins brusques avec nous, et on est moins dans la guerre filles-garçons, raconte Kaïna. On s'est rapprochés. Avant, si une fille parlait à un garçon, c'était mal vu, choquant. »

    « On connaît les faiblesses de chacun »

    Maïssa, jeune fille au regard grave et noir, passionnée de danse « parce que c'est exigeant », a une théorie sur ce respect balbutiant : « On s'est tous vus danser, on connaît nos faiblesses, aux uns et aux autres. » Tu ne te moques pas, je ne me moque pas. Mais d'autres montrent moins d'enthousiasme, comme Aymen qui maugrée : « On nous mange notre temps avec ce truc. Si j'avais su, je serais pas venu dans cette classe. » Lui préfère le foot qu'il pratique, pas en club mais en bas de son immeuble, certains soirs.

    Fin juin, le groupe présentera aux parents et copains un spectacle inédit. Inès, celle qui, de l'avis général, possède « une voix mieux que dans The Voice », a trouvé le titre et la trame. « Qu'est-ce qu'on a fait à Lisa ? » racontera les aventures d'une jeune fille un peu paumée, influencée par de « faux amis » qui l'incitent à braver la loi. La chute est encore à écrire mais Alicia, qui sautille comme un farfadet dans sa salopette en jean, informe qu'elle campera « la chef des policiers ». Pour le rôle-titre, convoité par Inès ou Maïssa, l'idée d'un casting est dans l'air.

    Maissara, elle, appréhende de sortir des coulisses. Pourquoi ? Elle s'étonne : « Tout le monde le sait, que je parle doucement ! Ça va être très dur de monter sur scène, je n'oserai pas. Je ferai plutôt les lumières ou les costumes. » Pourtant, c'est sans gêne aucune qu'elle rit à gorge déployée, en petite fille, toute à son bonheur de tenir un autographe de Mohamed Toukabri, un danseur professionnel qui vient de donner pour les élèves une représentation de son spectacle, « l'Homme à l'envers ».

    Les enfants ont reçu la visite de Mohamed Toukabri, danseur professionnel. LP/Olivier Corsan
    Les enfants ont reçu la visite de Mohamed Toukabri, danseur professionnel. LP/Olivier Corsan LP/Olivier Corsan

    Dans ce solo autobiographique, cet artiste de 28 ans raconte son parcours de gamin de Tunis devenu danseur professionnel en Europe. Il est question d'identité, de traversées, des images et des clichés que charrie le prénom Mohamed d'une rive à l'autre de la Méditerranée. C'est le dixième spectacle que la classe voit depuis la rentrée – la plupart n'avaient, avant cela, jamais fréquenté de scènes. Cette fois, le sujet a fait mouche.

    « Comment ses parents ont pu accepter ? »

    Une question en particulier taraude les gamins, rassemblés autour du danseur, rhabillé après sa performance en hipster bruxellois – chemise à carreaux, bonnet marin, barbe et cheveux longs. Comment ses parents, musulmans, ont-ils pu accepter qu'il danse ? « Je ne pensais pas que c'était possible », répète Malika. Elle qui une heure plus tôt disait « détester » le Klap a trouvé le spectacle « exceptionnel ».

    Kaïna aussi a une question. « Il est Tunisien, il vit en Belgique. J'aimerais savoir si on lui a déjà demandé de choisir. » Elle, la fille de père algérien et de mère française, voudrait bien s'entendre dire qu'elle n'est pas obligée de cocher une identité. Elle souhaiterait rester « entre deux », comme ce danseur qui un peu plus tôt tournait sur sa tête, à l'envers du monde, comme flottant sur la scène à peine éclairée avant le noir de fin.