Portrait

Shiori Ito, la vérité kamikaze

Cette jeune journaliste japonaise ose prendre la parole publiquement pour dénoncer son agresseur dans un pays où les violences sexuelles sont niées.
par Rafaële Brillaud, photo Michel Temteme pour «Libération»
publié le 28 avril 2019 à 19h36

Des pétales en bouquet frémissent derrière la baie vitrée. Shiori Ito a donné rendez-vous dans un café de Tokyo avec vue sur l'éphémère en oubliant que le printemps s'inviterait également. A-t-on déjà vu une Japonaise oublier la saison des cerisiers ? Les yeux soudain pleins de fleurs et de larmes, elle réalise sa dissonance. «Cela fait quatre ans que je n'ai pas fait hanami (1) avec mes amis», dit-elle avec une émotion qui déborde. Il y a quatre ans, le 3 avril 2015 exactement, la jeune femme s'est réveillée le corps endolori dans une chambre d'hôtel. L'homme avec lequel elle buvait un verre la veille était en train de la violer. Elle n'a gardé aucun souvenir des heures séparant ces deux moments. Elle a dit «j'ai mal», il a continué. Elle a réussi à s'enfuir. Son calvaire ne faisait que commencer. Ni les hôpitaux, ni les services d'assistance, ni la police ne lui ont porté secours les mois qui suivirent. A force de détermination, elle a réuni des éléments à charge contre son agresseur, mais un ordre «venu d'en haut» a suspendu l'arrestation. Noriyuki Yamaguchi, haut responsable de la chaîne de télévision TBS et biographe du Premier ministre Shinzo Abe, dément les faits. Il n'a jamais été inquiété par la justice.

Alors Shiori Ito a fait ce que les femmes au Japon ne font presque jamais : elle s'est exprimée. En 2017, elle a témoigné à visage découvert. Devant la presse en mai, puis dans un livre en octobre. Son récit, la Boîte noire, vient d'être traduit en français. Sobre, implacable, il révèle un visage méconnu de la société nippone. «J'ai voyagé dans une soixantaine de pays, mais je ne me suis jamais sentie en danger lors de mes séjours et reportages dans ces régions reculées, écrit la journaliste de 29 ans qui a couvert les guérilleros colombiens et les narcotrafiquants des jungles péruviennes. C'est ici, au Japon, le pays où je suis née, ce pays réputé pour être l'un des plus sûrs d'Asie, que j'ai connu l'insécurité.»

Cette femme qui défie son pays se cache derrière une silhouette frêle aux gestes doux et gracieux. «Je viens d'une famille modeste, tout à fait normale», souligne la nouvelle actrice principale d'un clip pour Calvin Klein, vêtue d'un jean- chemise sans apprêt. Née à Kanagawa, d'un père dans le bâtiment et d'une mère au foyer, elle est l'aînée de trois enfants. «Ma sœur et mon frère n'ont pas les mêmes perspectives de vie. Je ne sais pas ce qui a fait de moi le mouton noir… L'année dernière, lors du mariage d'un cousin, plusieurs membres de la famille m'ont encore demandé pourquoi j'étais si différente.»

Car sans cesse Shiori Ito bifurque dans un archipel où il faut filer droit. A 9 ans, elle est repérée pour faire du mannequinat. «Ma mère notait l'itinéraire et les changements de transports en dessous des plans figurant sur les fax que nous recevions, et j'allais seule aux castings ou sur les lieux de tournage.»

Elle étouffe à l'école «où il est normal de faire comme les autres, normal de ne pas poser de questions». Prend conscience de la brièveté de l'existence lors d'un séjour à l'hôpital. Dépense ses économies pour une année de lycée, hébergée par des familles d'accueil dans le Kansas. Multiplie les petits boulots pour une formation de journaliste entre l'Europe et New York. Elle croise alors Noriyuki Yamaguchi, à la tête du bureau TBS de Washington, qu'elle revoit plus tard à Tokyo parce qu'il lui fait miroiter un poste.

Sa vie bascule définitivement. Elle a bien sûr tenté d'oublier le viol. La police l'a même incitée à abandonner ses poursuites, soulignant que porter plainte risquait de ruiner sa carrière. En vain. «Cela m'était égal de ne plus pouvoir travailler dans le domaine dont j'avais toujours rêvé, dit-elle. Si je ne pouvais pas vivre en accord avec mes principes, n'importe quel travail ferait l'affaire, car je ne serais plus jamais moi-même.» Shiori Ito persiste et n'échappe à aucune humiliation. Se confie à une policière qui, au bout de deux heures, finit par lui avouer qu'elle s'occupe de la circulation. Subit une reconstitution où elle doit s'allonger sous un mannequin, entourée de policiers, ce qu'elle vit comme un second viol. S'essouffle devant les médias qui affirment ne rien pouvoir publier sur «une affaire parmi tant d'autres».

A bout d'arguments, elle organise une conférence de presse. Un fait remarquable au Japon où la vague #MeToo n'a pas provoqué de tsunami, et où le silence reste de mise. Violent retour de bâton. Elle est inondée de messages d'insultes, de menaces et d'attaques. Sa mère lui demande de cesser tout contact avec sa sœur, profondément affectée. Elle-même n'est plus capable de manger ou de mettre un pied dehors. Elle se déguise pour sortir dans la rue, change d'appartement, s'exile à Londres. Sans jamais être épargnée par son traumatisme et ses cauchemars. «Elle a subi l'enfer, elle est d'une force exceptionnelle, s'exclame la journaliste française Mie Kohiyama, qui a subi une amnésie post-traumatique à la suite à d'un viol dans l'enfance et lutte pour modifier les délais de la prescription pénale concernant les viols sur mineurs. Mon père est japonais, j'ai étudié et travaillé à Tokyo. C'est parce que je connais bien ce pays que j'ai été époustouflée par cette jeune femme.»

Pour mieux survivre, Shiori Ito enquête, frappe aux portes, décline les chiffres. La loi nippone condamne rarement les délinquants sexuels, car la victime doit prouver qu'elle n'était pas consentante. Or, celle-ci est souvent paralysée d'effroi. «On n'a cessé de me répéter que ce qui se passe dans une pièce close est inaccessible à une tierce personne, dit-elle. Le procureur a qualifié cette situation de "black box", boîte noire.» Shiori Ito pense, elle, avoir été sous l'emprise d'une drogue. Le Japon parle dans ce cas de «quasi-viol». C'est dire le combat qu'il reste à mener en matière de violence sexuelle.

«Laissez-moi vous montrer mon dernier documentaire !» A Londres, elle vient de fonder avec une amie suédoise une société de production, Hanashi - premières syllabes de leurs prénoms et, en japonais, le «fait de parler». Une échappée entre ses interventions médiatiques, ses six avocats et une procédure civile en cours. Elle sort son ordinateur portable. Elle reste mystérieuse sur ses revenus et sa vie personnelle mais reconnaît qu'elle ne sait pas se reposer. Glisse juste qu'elle aime se réfugier dans le calme des églises tout en étant bouddhiste et shintoïste, et qu'elle pratique depuis longtemps le yoga. Sur l'écran, des corps nus se savonnent. Sa caméra suit au plus près les habitants d'un petit village d'Hokkaido en voie de disparition. Shiori Ito filme leur quotidien, tente de capter l'écume de leur vie pour mieux oublier l'amertume de la sienne.

(1) Hanami, «regarder les fleurs».

1989 Naissance.
2014 Etudie le journalisme à New York.
Avril 2015 Est violée à Tokyo.
Juillet 2015 Affaire classée sans suite.
Mai 2017 S'exprime devant la presse.
Avril 2019 Parution de la Boîte noire (Picquier).

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