En dérive

Centre d’art contemporain Le Lait, Albi

L’atelier sans fin - Ciprian Muresan, Serban Savu

Atelier Brancusi, Centre Georges-Pompidou

Des périphéries urbaines, des lopins de nature coincés entre des immeubles en béton, des zones de chantier, des bords de route : les scènes peintes par Serban Savu n’ont de prime abord rien de poétique, et ses personnages rien d’héroïques. Ouvriers, retraités, jeunes, prostituées sont ici des protagonistes sans rôle défini, figurines saisies dans le cours d’une histoire qui semble les dépasser. Témoins quelconques d’une Roumanie post-communiste, encore sonnée par l’expérience totalitaire et incertaine de son avenir.

Dans le cadre de la Saison France-Roumanie, le peintre, déjà reconnu sur la scène internationale, expose ses toiles au Centre d’art contemporain Le Lait à Albi (1) et à l’Atelier Brancusi du Centre Pompidou, à Paris (2). Né en 1978, étudiant en art à Cluj-Napoca (Roumanie), Serban Savu a grandi parmi les personnages de ses toiles dans le quartier de Manastur, ensemble en béton construit dans les années 1960, en périphérie de la ville transylvaine. « Dès mon adolescence, j’ai été intéressé par les sujets que je représente aujourd’hui, mais je ne savais pas qu’ils pouvaient être peints », explique-t-il. Il campe une Roumanie hybride, entre ville et campagne, travail et loisirs, détachée de son passé récent mais floue quant à son futur. Une Roumanie dont on ne sait si elle cherche vraiment à faire la mise au point…

Serban Savu, lui, s’y efforce. « C’est important pour ma génération de trouver la vérité de ce qui s’est passé depuis la faillite de l’utopie communiste », assure-t-il. L’artiste avait 11 ans quand le régime de Ceausescu fut renversé, en 1989. Assez grand pour se souvenir des années de privation – « le froid dans la maison, la difficulté à trouver des produits alimentaires… » – et de l’absence de liberté, dont son père, écrivain, souffrit tout particulièrement.

Sans illusions, ni amertume

Sa peinture a été qualifiée d’« anti-utopique », comme celle de ses confrères de « l’école de Cluj » (Adrian Ghenie, Ciprian Muresan, Victor Man…), mouvement identifié pour la première fois par la critique à la Biennale de Prague en 2007. Certes, son pinceau reflète les contrecoups du mensonge politique. Il saisit l’affaissement des rêves fallacieux, comme ce groupe de jeunes contemplant l’effondrement d’une tour industrielle (Public aléatoire, 2014). Il saisit des travailleurs, naguère héros, devenus des silhouettes fantômes, vues de dos ou têtes baissées, presque humiliées.

La captation de cette débâcle ne dérive pourtant pas vers le nihilisme. Citant des motifs pris chez de grands anciens (Filippo Lippi, Brueghel, Velázquez…), Serban Savu se relie à l’histoire de l’art comme à un arbre nourricier qui ouvre les possibles. La désillusion est aussi tempérée par le regard délicat qu’il pose sur ses contemporains. « Je suis un observateur qui cherche l’objectivité, mais j’ai aussi une empathie pour les personnages que je peins », reconnaît Serban Savu.

« Rien de plus innocent qu’une personne qui dort »

Entre la perte du passé et l’attente d’un renouveau, sa peinture documente une Roumanie ordinaire dont les habitants semblent s’attacher à reproduire des gestes simples et ancestraux – chasser, se baigner, construire… – pour se maintenir en vie et en relation les uns avec les autres. « Sa peinture offre une série d’instantanés poignants, qui révèlent subtilement la psyché des Roumains », souligne Antoine Marchand, directeur du centre d’art Le Lait.« Savu ne dédaigne pas la contemplation. Ses tableaux en procèdent plus qu’ils n’y invitent en vérité », précise Frédéric Paul, conservateur au Musée national d’art moderne.

La figure du dormeur, qui revient avec régularité, incarne l’« empathie distante » de Savu. Que cherchent-ils dans le sommeil, ces Roumains endormis, miroir de tous les découragements contemporains ? Est-il la dernière étape avant la mort ou une indulgente parenthèse pour traverser des temps trop difficiles ? Ouvrira-t-il les portes d’un ressourcement ? Offrira-t-il de nouveaux rêves ? Le peintre ne répond pas. Il ne juge pas ses personnages, ni ne préjuge de leur marge de manœuvre. Il enveloppe leur fragilité d’une lumière apaisante.

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À Albi, un nouveau lieu pour l’art contemporain

Né en 1983, sous l’effet de la politique de décentralisation culturelle, le Centre d’art contemporain Le Lait (Laboratoire artistique international du Tarn) a pour objectif de soutenir la création et de sensibiliser les publics à l’art contemporain. Jusqu’en 2017, il était installé aux Moulins albigeois, en bordure du Tarn.

Depuis janvier, Le Lait s’est installé en centre-ville, dans l’hôtel de Rochegude (XVIIe siècle), inscrit aux monuments historiques, entouré d’un parc labellisé « Jardin remarquable ».

Cet espace accueillera trois expositions annuelles. L’entrée est gratuite.

(1) Jusqu’au 23 juin. Rens. : 09.63.03.98.84 centredartlelait.com

(2) Jusqu’au 1er juillet. Rens. : centrepompidou.fr