Brésil : « On a plus peur de la police que des trafiquants »

Si la criminalité a baissé au Brésil, le nombre de morts imputables à la police a augmenté, en particulier à Rio. Une situation qui pourrait s'aggraver.

Par

Un policier lors d'une opération anti-drogue à Chatuba, une des favelas de Rio. En 10 ans, 8 000 personnes y ont été tuées par la police.

Un policier lors d'une opération anti-drogue à Chatuba, une des favelas de Rio. En 10 ans, 8 000 personnes y ont été tuées par la police.

© CHRISTOPHE SIMON / AFP

Temps de lecture : 10 min

Pour rendre visite à Luciana Cristiana Rosa Pimentel, il faut aller à Nilópolis, dans la région de Baixada Fluminense, dans l'État de Rio. Le portail ouvre sur une courette jonchée d'ordures. Il flotte une odeur pestilentielle, des planches permettent d'éviter les flaques douteuses, entre les murs bricolés des baraques, escorté par le chien. Le fils aîné de Luciana prend le soleil, sur son fauteuil roulant défoncé. « Je n'avais jamais pensé que je perdrais un enfant, dit-elle, assise sur le canapé en velours affaissé. J'ai un fils handicapé, la petite aussi est fragile. » La fillette joue avec son autre frère, elle lui donne des coups de pied. Soudain, elle soulève son maillot pour montrer une énorme cicatrice à l'estomac. Elle a subi une greffe de foie. « Non, je n'avais jamais pensé qu'il mourrait. J'avais tout misé sur lui », souffle Luciana, 33 ans. Et pourtant, semble-t-elle penser, des quatre enfants, il a fallu que ce soit Kauan, 12 ans, qui meure dans la nuit du 16 au 17 mars.

La newsletter international

Tous les mardis à 11h

Recevez le meilleur de l’actualité internationale.

Votre adresse email n'est pas valide

Veuillez renseigner votre adresse email

Merci !
Votre inscription a bien été prise en compte avec l'adresse email :

Pour découvrir toutes nos autres newsletters, rendez-vous ici : MonCompte

En vous inscrivant, vous acceptez les conditions générales d’utilisations et notre politique de confidentialité.

Il passait le week-end chez son père, dont Luciana est séparée, à Chatuba, la favela toute proche où elle n'arrive plus à mettre les pieds. « Il est sorti avec son demi-frère, Caíque, 10 ans, acheter à dîner dans une lanchonete [épicerie], à deux rues de la maison. La voiture de police s'est approchée, Caíque lui a dit : Cours ! Kauan a répondu : Non, je n'ai rien à me reprocher. Il s'est même appuyé au mur, il paraît. Il était 22 h 30. »

<p>Luciana Cristina Rosa Pimentel. Son fils de 12 ans a été tué par la police à Chatuba. Elle veut savoir pourquoi. </p><section class=
© Eduardo Martino / Archivolatino / Le Point">

Luciana Cristina Rosa Pimentel. Son fils de 12 ans a été tué par la police à Chatuba. Elle veut savoir pourquoi. 

© Eduardo Martino / Archivolatino / Le Point

Le communiqué de la police explique qu'il y avait une soirée funk, que de la drogue y circulait, qu'elle voulait y mettre un terme et que des tirs ont éclaté. « Mais les soirées funk, c'est le vendredi. C'était un samedi, il n'y avait rien du tout », proteste Luciana. Les policiers ont tiré sur Kauan, qui a reçu un tir dans le ventre et un dans la jambe. Ensuite, d'après les témoins, les policiers l'ont menotté et embarqué.

À bout portant

Quand Luciana y est allée le lendemain, il n'y avait plus une douille. Elle montre une photo, il y a une flaque de sang, un gant chirurgical. « J'ai demandé à mon ex-mari de venir le prendre avec un sac en plastique, parce que je ne voulais pas mettre des empreintes. Pourquoi ils ont des gants, les policiers ? Le temps que mon mari arrive, le gant avait disparu. » Elle, était partie s'occuper des formalités pour l'enterrement. « Ça n'a servi à rien, c'était dimanche, le registre des pompes funèbres était déjà fermé », soupire-t-elle.

Ce qui la hante, c'est cette autre photo sur son téléphone : Kauan, étendu, livide, sur son lit d'hôpital. Il a un troisième impact, dans la joue droite. Et c'est ce tir, à bout portant d'après la brûlure autour, qui l'a tué. « Selon les témoins, il n'a pas eu lieu dans la rue, insiste-t-elle. Ce que je veux savoir, c'est ce que c'est que ce tir. Ils sont arrivés à minuit. Or il y a 15 minutes de trajet du lieu de l'attaque à l'hôpital. Ils ont mis une heure et demie. Et Kauan est mort à 3 h 30, en chirurgie. » Luciana et son avocat sont persuadés que les policiers ont craint qu'il ne parle. Autant dire que le projet de Sérgio Moro, le juge du Lava Jato devenu ministre de la Justice du président Jaïr Bolsonaro, effraie. Ce « paquet anti-crime » prévoit, entre autres, l'élargissement de la notion de légitime défense pour les policiers. 

<p>Sergio Moro, le juge du scandale Lava jato, est devenu ministre de la Justice. Son projet anti-ciminalité entend étendre les conditions dans lesquelles les policiers peuvent tuer.</p><section class=
© EVARISTO SA / AFP">

Sergio Moro, le juge du scandale Lava jato, est devenu ministre de la Justice. Son projet anti-ciminalité entend étendre les conditions dans lesquelles les policiers peuvent tuer.

© EVARISTO SA / AFP

Une amélioration et beaucoup de craintes

Il y a pourtant eu une bonne nouvelle, en ce début d'année, au Brésil. Les sondages montrent que la criminalité a baissé. Non pas grâce à Jaïr Bolsonaro, investi en janvier, mais à une politique de longue haleine. Le nombre de morts violentes a baissé de 13 % en 2018, avec 59 128 assassinats en 2017 et 51 589 en 2018, selon le Monitor da Violência, partenariat du groupe de presse Globo avec le Département d'études de la violence de l'université de São Paulo et le Forum brésilien de la sécurité publique, soit 7 539 victimes de moins. Le nombre de morts pour 100 000 habitants passe de 28,5 à 24,7, ce qui reste élevé. À titre de comparaison, le Venezuela, pays le plus violent du monde, présente un taux de 81,4 pour 100 000 habitants et la France, de 1,3 pour 100 000. La tendance semble se confirmer puisqu'en janvier et février, le pays a connu 2 238 victimes de moins que l'an dernier à la même époque, 9 094 morts en 2018 et 6 856 en 2019.

L'institut Igarapé, sous la plume d'Ilona Szabó de Carvalho, spécialiste en sécurité publique et politique anti-drogues, invoque plusieurs raisons. L'année 2017 a été particulièrement violente en raison de la guerre entre deux milices, le Primeiro Comando da Capital (PCC) et le Comando Vermelho (CV). Le PCC aurait depuis consolidé son pouvoir. La mobilisation de militaires et de policiers a joué un rôle aussi, en particulier à Rio où, en 2018, une intervention fédérale a impliqué plus de 8 500 soldats. Depuis des années, les gouvernements testent de nouvelles stratégies, comme à São Paulo, mettant l'accent sur les renseignements et la prévention. L'administration Témer a créé un ministère de la Sécurité publique, a approuvé le système unique de sécurité publique et a lancé un plan national. Un budget a été consacré aux militaires pour qu'ils reprennent le contrôle des prisons. Enfin, le vieillissement de la population est un facteur structurel.

« Mais dans le Pará, les morts causées par des policiers ont augmenté de 68 %, à Rio de Janeiro et dans le Ceará, de 36 %, écrit la spécialiste. Si les hommes politiques peuvent dépasser la rhétorique incendiaire et renforcer les stratégies qui fonctionnent, nous pourrons voir des améliorations continues. Dans le cas contraire, dans quelques mois, je reviendrai avec les mauvaises nouvelles habituelles. »

« Avant Bolsonaro, c'était déjà terrible, maintenant, c'est pire »

L'augmentation, de 18 %, du nombre de décès dus à la police est alarmante. D'après le Monitor da Violência, il est passé de 5 225 en 2017 à 6 160 en 2018, soit 935 de plus. À Rio de Janeiro, 8 000 personnes ont été tuées par la police ces dix dernières années. En 2017 déjà, la ville détenait un triste record dans le pays, en étant responsable de 1 127 morts. Beaucoup de policiers meurent dans l'exercice de leurs fonctions, mais leur nombre est en baisse. Et si beaucoup tuent en légitime défense, certaines morts sont de véritables exécutions. Des affrontements sont alors totalement inventés. Et 77 % des victimes sont noires. Comme Kauan.

Luciana confirme : « L'État donne le droit à la police de faire ça. Ils pensent que dans la communauté, on est tous des voleurs et des dealers. À Chatuba, ils entrent sans mandat, armés, je le sais, j'y ai vécu pendant 10 ans. Ils balancent tout par terre, ils vous frappent. C'est très fréquent qu'ils tuent, mais personne n'en parle. Je connais beaucoup de cas. Il y a un garçon de 7 ans qui a été tué, mais sa mère n'a rien dit. Récemment, elle m'a écrit pour me remercier de parler. Le soir où Kauan a été assassiné, plus de vingt personnes l'ont vu, mais seules deux acceptent de témoigner. » C'est précisément la raison pour laquelle elle nous a reçus. Pour qu'on en parle. Cela n'arrange manifestement pas la police. Deux jours après la mort de Kauan, elle est passée à la télévision. Elle a aussi manifesté devant le tribunal. La police a fait savoir que si elle n'arrêtait pas, ils se chargeraient de la faire taire. Plus personne n'ose adresser la parole à la famille, à Chatuba.

<p>Les forces armées ont été déployées pour lutter contre la criminalité. </p> ©  MAURO PIMENTEL / AFP

Les forces armées ont été déployées pour lutter contre la criminalité. 

© MAURO PIMENTEL / AFP

La favela est une zone de trafic de drogue. On sait que cela tire quand on voit les enfants qui jouent au foot s'éparpiller dans les ruelles. Une ONG leur avait construit un beau terrain, en gazon synthétique. Mais c'était à côté de la « boca », là où les dealers vendent. La police a dû considérer que cela la gênait dans son travail, elle a tout fait arracher. Souvent, elle intervient au petit matin. « Or les gens sortent de chez eux à 4 heures du matin pour aller travailler. C'est aussi l'heure où beaucoup de gens rentrent du travail », décrit Luciana. Quand on lui demande qui elle craint le plus, elle répond sans hésiter : « On a plus peur de la police que des trafiquants. Avant Bolsonaro, c'était déjà terrible, maintenant, c'est pire. Avant, ils posaient des questions avant de tirer. Maintenant, ils tirent avant de parler. » Luciana craint que la situation n'empire, avec la libéralisation de l'accès aux armes, l'un des premiers décrets pris par le président.

Récemment, une bavure a secoué le pays. Le 7 avril, vers Vila Militar, à l'ouest de Rio, neuf militaires en patrouille ont tiré sur une voiture. Bilan : un mort, le musicien Evaldo Rosa dos Santos, et deux blessés, dont un passant qui a tenté de venir en aide aux passagers. Les expertises ont révélé que la voiture avait reçu 80 tirs et qu'il n'y avait aucune arme à l'intérieur. Et pour cause : à bord se trouvaient cinq membres d'une famille qui se rendaient à une baby shower, une petite fête organisée pour saluer la naissance d'un enfant. Un peu plus tôt, une patrouille de l'armée aurait repéré un vol de voiture, d'une autre marque, mais de la même couleur. Pour le délégué Leonardo Salgado, du commissariat des homicides à Rio, rien ne laissait penser que les passagers étaient des criminels, ni même qu'ils aient réagi à l'assaut : « Tout indique qu'il y a eu une fusillade de véhicule d'une gentille famille qui allait à une baby shower. Une action totalement disproportionnée et injustifiée. » Or la loi stipule que l'enquête doit être confiée à la justice militaire. L'organisation Human Rights Watch a demandé « une enquête impartiale et rigoureuse ». « Tout procès se tiendrait devant une cour composée de quatre officiers et d'un juge civil. Selon les standards internationaux, les exécutions extrajudiciaires et les autres violations graves des droits humains commis par le personnel militaire doivent faire l'objet d'enquêtes par les autorités civiles et être traduits devant un tribunal civil. Ce cas montre, une fois encore, le besoin d'abroger cette loi », dénonce un communiqué.

« Permis de tuer »

Pire encore, selon Bruno Paes Manso, journaliste spécialisé et enquêteur du Département d'études sur la violence de l'université de São Paulo, la violence policière « fait le lit des milices », qui occupent 40 % du territoire de Rio. « Quand la société et les institutions allègent le contrôle de la violence policière, une partie des effectifs en profitent pour tuer, pour défendre ses intérêts personnels et financiers. C'est ce que la situation de Rio de Janerio a montré. L'État a historiquement l'une des polices les plus violentes du Brésil et du monde. Cette année, les policiers de Rio ont tué presque 9 personnes pour 100 000 habitants, un niveau comparable aux homicides de l'État de São Paulo. De cette police violente sont nées les milices, l'un des groupes criminels qui menacent le plus les institutions démocratiques brésiliennes aujourd'hui. » Toujours selon lui, « la carte blanche pour tuer permet au policier d'user de ce pouvoir en défense de ses profits et de ses intérêts… Le contrôle de la violence policière devrait intéresser les corporations qui veulent éviter la contamination de leurs institutions par les miliciens et les criminels. Précisément l'opposé de ce qui a été proposé dans le paquet anti-crime du ministre Sergio Moro qui, s'il est approuvé, peut assouplir le contrôle déjà fragile des excès en la matière. »

Le « paquet anti-crime » prévoit en effet de réduire de moitié les peines pour les policiers ou ne de pas les appliquer si ces derniers ont tiré en raison « de la peur, de la surprise ou d'une émotion violente ». Il spécifie aussi qu'est « considéré comme en légitime défense le policier qui, lors d'une altercation armée ou en risque imminent d'altercation armée, prévient une agression injuste et imminente contre lui ou un autre ; et le policier qui prévient l'agression ou le risque d'agression, la victime étant prise en otage ». Ce qui est considéré par beaucoup d'experts au Brésil comme un « permis de tuer ». Luciana, en tout cas, ne voit pas comment la situation pourrait s'améliorer : « Cela va être de pire en pire, ils vont finir par mettre des armes entre les mains des bébés et dire qu'ils étaient armés. »

À ne pas manquer

Ce service est réservé aux abonnés. S’identifier
Vous ne pouvez plus réagir aux articles suite à la soumission de contributions ne répondant pas à la charte de modération du Point.

0 / 2000

Voir les conditions d'utilisation
Lire la charte de modération

Commentaires (8)

  • France jtm

    Comme tous ceux qui n'ont pas d'arguments sérieux, @cactus m'accuse aveuglément et sans aucun discernement. Et son accusation lâchée à été publiée. Bravo, quel courage !

  • Bartabas

    Tous les 3 jours nous avons droit à notre petite séance de la part des commissaires politiques du prêt à penser.
    Trump ne fait décidément plus recette, vite trouvons un nouveau produit à mettre en tête de gondole. Ca mange pas de pain et puis ça donne bonne conscience aux Grands démocrates qui revêtissent pour l'occasion leur panoplie de résistant à la dictature
    On en prend l'habitude et cela ne trompe personne.

  • 4-BN

    Dans un même journal, faire paraître des articles aux antipodes les uns des autres ? Entre KSF et cet article à charge contre la police (certes étrangère), où est la ligne éditoriale ?
    La période n'est pas à ce genre de confusion et l'amalgame trop facile, du style : "voyez où ça mène les violences policières" est trop rapide...
    Certes, je fais bien preuve de discernement, "autres lieux, autres mœurs"
    mais, s'il vous plait, ne facilitez pas les raccourcis...