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Interview

« Le numérique menace plus les dictatures que les démocraties », dit Stéphane Richard

Dans un entretien aux « Echos », le président-directeur général d'Orange, affiche son optimisme sur la façon dont Internet modifie le jeu démocratique. Il estime notamment que le numérique est un facteur de réduction des inégalités. 

Stéphane Richard
Stéphane Richard

Par Fabienne Schmitt, David Barroux, Sébastien Dumoulin

Publié le 26 avr. 2019 à 06:00

Le numérique suscite des peurs. Sont-elles justifiées ?

Qu'on l'aime ou pas, le numérique est une réalité. Le monde a changé et il n'y aura pas de retour en arrière. C'est avant tout l'arrivée du smartphone qui a changé la donne de façon irréversible. En dix ans, un bouleversement s'est opéré dans les loisirs, l'accès à l'information, la consommation… Nous n'avions anticipé ni l'étendue ni la vitesse de ce changement. Bien sûr, il est générateur de risques. Mais je suis optimiste de nature. Et la philosophie d'Orange, c'est de porter avant tout un regard positif sur les choses. Ce que je vois avec le Web, c'est que les possibilités sont énormes. L'accès à la connaissance et à l'éducation est extraordinaire, inédit dans l'histoire. N'importe quelle question a une réponse à portée de smartphone. Les gens peuvent se mobiliser, comme l'a montré l'incendie de Notre-Dame. S'il avait eu lieu il y a trente ans, cet élan mondial immédiat n'aurait pas existé.

Tim Berners-Lee, le principal inventeur du Web, dit pourtant que son invention a échoué à servir l'humanité comme elle aurait dû le faire…

Tim Berners-Lee est une personnalité admirable , un des créateurs de tout le système. Mais il a peut-être le sentiment que sa créature lui échappe. Moi, je suis convaincu que le numérique permet de résoudre des problèmes très importants de l'humanité : les flux migratoires, l'avenir de la démocratie, le défi climatique… Le digital n'est pas la solution à lui tout seul, mais il fait partie de la solution.

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Vous êtes donc satisfait de la façon dont le numérique modifie le jeu démocratique ?

Je constate que le numérique menace plus les dictatures que les démocraties. Les printemps arabes l'ont montré. D'ailleurs, dès qu'il y a un problème, le premier réflexe de ces dirigeants est de couper le réseau ! Bien sûr, dans nos vieilles démocraties, nous avons le problème des fake news, de l'écho que rencontrent les extrémismes… Mais le problème est-il le numérique ? Ces mouvements ne sont pas nés avec le numérique. Ils y trouvent juste une capacité d'expression plus grande. Prenez le Brexit . Evidemment, c'est très triste que des millions d'Anglais aient cru les balivernes qu'on leur a proférées pendant des mois pour les convaincre de sortir de l'Union européenne. Mais le rôle d'Internet est marginal. Il faut surtout éduquer les utilisateurs et les alerter contre les manipulations. C'est une nouvelle réalité à laquelle il faut s'adapter.

L'illectronisme reste cependant important et préoccupe le gouvernement. Que peut-on faire ?

13 millions de Français ne seraient pas capables d'ouvrir ou d'envoyer un e-mail. C'est énorme. Il y a une question de génération, mais aussi d'éducation. L'illectronisme est une traduction contemporaine de maux anciens. Une partie de la population n'a pas reçu un niveau d'éducation minimum satisfaisant. Ou s'en est éloigné. Il faut agir pour l'inclusion. Orange soutient les projets gouvernementaux et y participe le plus possible, notamment à travers la Fondation Orange. Nous organisons plusieurs milliers d'ateliers de formation au numérique dans les Ehpad, les banlieues… Je m'interroge en revanche sur le rôle de l'Education nationale . Quelle doit être la place réservée au numérique ? Au début du cours, faut-il éteindre son téléphone ou l'allumer ? Ce n'est pas clair actuellement.

Il y a un autre sujet, plus simple : l'équipement. Il faut des smartphones plus accessibles. Orange a un partenariat avec une entreprise franco-chinoise, KaiOS, qui a créé un système d'exploitation plus simple que ceux d'Apple et de Google. Nous le mettons dans des smartphones à 20 dollars ! En Afrique, cela change la donne.

En France, vous êtes confiant sur la réduction de la fracture numérique ?

On est bien parti pour ! La fibre couvre déjà plus de 13 millions de logements sur le territoire , y compris dans des zones très rurales, et nous sommes engagés dans un effort de déploiement sans précédent.

Sur le réseau mobile, nous sommes pleinement mobilisés dans la mise en oeuvre de l'accord « New Deal », qui permettra de couvrir les zones les plus reculées. Le problème, c'est que l'impatience et le besoin de connectivité ne cessent d'augmenter. Et il faut admettre que s'il n'y a pas encore de couverture dans certains endroits inhabités et inaccessibles, ce n'est pas nécessairement un problème. Est-ce raisonnable de penser avoir un monde absolument couvert ? Je ne crois pas. Il y a une limite à l'exercice. Mais ce que je peux assurer, c'est que l'on va très fortement améliorer la connectivité des Français dans les années qui viennent.

Le numérique est-il en train de creuser ou de réduire les inégalités ?

Intrinsèquement, c'est un facteur de réduction des inégalités. Depuis l'arrivée du smartphone, l'intelligence est mieux distribuée. La limite est qu'il faut des réseaux déployés partout dans le monde. C'est le problème de la fracture numérique territoriale, que j'aborde dans mon ouvrage, « Human Web ». Aujourd'hui, un individu sur deux à la surface de la planète n'a pas accès au réseau mondial. Ceux-là sont tenus à l'écart de tous les progrès amenés par le numérique. C'est un grand défi. Nous devons englober une plus large part de l'humanité dans le réseau mondial.

Financièrement, c'est possible ?

C'est le travail des opérateurs, seulement leur modèle économique ne permet pas de couvrir de grandes parties du globe de manière rentable. Certaines sont difficiles à couvrir techniquement ou pas assez peuplées pour justifier économiquement la construction d'un réseau. Ailleurs, le pouvoir d'achat des populations ne permet pas de justifier les investissements. C'est donc un défi économique , qui requiert de nouveaux modèles. Il faut mobiliser des acteurs de l'Internet comme les Gafa, mais aussi des institutions internationales. Si l'on considère que le numérique apporte des solutions à tout un tas de problèmes importants de l'humanité - l'accès au soin, à l'éducation, à la démocratie, à l'égalité hommes-femmes -, cela peut justifier que les grandes organisations internationales s'en préoccupent. Il y a quatorze programmes des Nations unies - alimentation, environnement… - mais rien sur le numérique !

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Les Gafa ont déjà pris des initiatives pour connecter la planète…

Ils s'en préoccupent, évidemment. Depuis dix ans, ils ont lancé quelques projets. Mais aujourd'hui, il n'y a rien de concret. Les ballons de Google sont restés à l'état d'expérimentation . Les drones de Facebook ont disparu de la circulation . Aujourd'hui, on reparle des constellations satellitaires. C'est un vieux sujet. La première, Iridium, remonte aux années 1990. Cela a été un échec économique et, aujourd'hui, cela reste un problème compliqué du point de vue de la rentabilité. En réalité, les technologies maîtrisées par les opérateurs, c'est-à-dire les câbles sous-marins, qui acheminent tout de même plus de 90 % du trafic mondial, ou encore les réseaux terrestres et radio, resteront les plus efficaces, et de loin, pour très longtemps.

Le poids des Gafa n'est-il pas un danger ?

Ce sont des acteurs très puissants , de fait. Mais ce ne sont pas les seuls. La force des BATX montre que la Chine est la deuxième superpuissance du numérique. La question est celle de la place de l'Europe, qui apparaît parfois aujourd'hui comme une colonie numérique des Etats-Unis ! Nous devons mieux gérer le rapport de force avec les géants américains, et demain avec les chinois. L'action de la commissaire européenne Margrethe Vestager ou le projet français de taxation des Gafa montrent que quelque chose se passe en Europe. Au-delà, la puissance de ces grandes plates-formes n'est pas réplicable, pour plein de raisons. Le Google européen, je n'y crois pas. En revanche, il reste de nombreux domaines où les Européens peuvent se mobiliser : la santé, l'éducation, l'automobile… Dans ces verticales, la messe n'est pas dite. Google a lancé une voiture connectée, mais ce n'est pas Google qui va lancer des flottes de véhicules dans les vingt ans qui viennent…

A quoi va servir la 5G dans cet environnement ? En a-t-on vraiment besoin ?

Oui, très clairement. Et pour une raison simple : nos réseaux 4G vont saturer à moyen terme. Le volume de données sur les réseaux mobiles augmente fortement, de 30 à 50 % chaque année. Nous avons besoin d'une nouvelle technologie . Et c'est aussi une promesse environnementale. La 5G est beaucoup plus économe que les générations de réseaux précédentes. Elle permettra par exemple d'avoir dans les villes intelligentes des milliers de capteurs fonctionnant sur batterie pendant une dizaine d'années. Enfin, certains usages émergent qu'on ne sait pas mettre en oeuvre avec la 4G. La voiture autonome, par exemple, va nécessiter la puissance, la sécurité et l'instantanéité de la 5G. Idem pour la télémédecine.

Avec la 5G, la fibre… La facture énergétique de la tech explose. Est-ce compatible avec le défi climatique ?

Progressivement, vous allez voir des data centers avec zéro empreinte carbone, des terminaux recyclés, des technologies de réseaux économes… Aujourd'hui en Afrique, Orange a un grand nombre de sites mobiles alimentés par de l'énergie solaire. Cela doit devenir la norme sur le continent. Il faut que tous les acteurs de la chaîne, à commencer par les opérateurs, se fixent des ambitions très élevées. La neutralité carbone doit être atteinte, a minima en 2050 pour s'aligner sur les objectifs de la COP21. Mais on peut être plus ambitieux. Ce sera un des points majeurs du plan 2025 d'Orange que nous présenterons en fin d'année.

Le numérique, ce sont aussi les start-up. Comment Orange a-t-il appris à travailler avec elles ?

Orange a fait de vrais progrès, mais cela reste compliqué. La collaboration est longue, complexe et lourde administrativement. Nos procédures d'achat sont compliquées à gérer pour une start-up. C'est aussi lié au carcan réglementaire. Les règles, notamment de transparence, imposées aux grandes entreprises n'ont cessé de s'alourdir et peuvent pénaliser les start-up. On poursuit des objectifs parfois contradictoires. Malgré cela, nous travaillons avec de plus en plus de start-up, dans tous les domaines. Et notre activité d'investissement progresse, puisque nous accompagnons une cinquantaine d'entreprises. Nous avons même nos premières licornes : la plate-forme fintech Monzo et le cybermarchand Jumia !

Orange s'est lancé dans la banque digitale face à des fintech. Cela semble compliqué, quelles leçons en tirez-vous ?

Orange Bank est un succès . Nous avons des débuts prometteurs. Vous connaissez beaucoup de banques qui ont 300.000 clients au bout d'un an et demi ? Nous avons commencé à commercialiser nos cartes premium, à 7 euros par mois. Je ne crois pas au modèle exclusivement digital, nous vendons beaucoup Orange Bank en boutique. Et cette expérience nous a appris une chose essentielle : nous pouvons le faire. Culturellement parlant, ce n'est pas mince. Nous avons agrandi notre terrain de jeu. Orange est une entreprise formidable, mais avec un carcan de pensée par rapport à son métier historique. Nous avons fait des erreurs bien sûr. Qui n'en fait pas ? Je discutais récemment avec Reed Hastings, le patron de Netflix. Il est passé trois fois au bord du dépôt de bilan. Steve Jobs est passé plusieurs fois dans sa vie au bord du précipice. Il y est même tombé. Il faut laisser les grands groupes se lancer, prendre le risque d'un échec et ne pas faire pleuvoir les critiques à la première alerte. 

David Barroux, Sébastien Dumoulin et Fabienne Schmitt

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