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REPORTAGE

Mémoire de la Shoah : en Alsace, des pavés pour "trébucher avec la tête et avec le cœur"

à Muttersholtz (Alsace) – Pour la première fois, des Stolpersteine, ou pavés de la mémoire, ont été posés en Alsace. Quelques mois après la profanation du cimetière juif de Quatzenheim, cette commémoration s'inscrit dans la lutte toujours actuelle contre l'antisémitisme.

Des pavés de la mémoire posés à Muttersholtz, le 30 avril 2019.
Des pavés de la mémoire posés à Muttersholtz, le 30 avril 2019. Stéphanie Trouillard, France 24
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“C'est vraiment beau. C'est magnifique”. Rassemblés devant les premiers pavés de la mémoire posés dans une rue de leur village, les élèves de l'école primaire de Muttersholtz ne cachent pas leur émerveillement. “Fais attention à ne pas marcher dessus”, lâche un écolier à l'un de ses camarades en l'écartant un peu de ces pavés couverts d'une plaque dorée en laiton. Pendant plusieurs semaines, ces enfants ont travaillé avec leur professeur pour préparer cette cérémonie très particulière. Un par un, par des textes ou des poèmes, ils ont rendu hommage à des victimes juives de la Seconde Guerre mondiale. “C'est bien pour ne pas oublier ceux qui sont morts à cause d'Hitler”, souligne Nathaël. “Par exemple, Alain n'a vécu que deux ans. Il n'a rien vécu. Cela ne se fait pas”, ajoute Timéo.

Stéphanie Trouillard, France 24

"Un homme n'est oublié que lorsque son nom est oublié"

Cet élève fait référence au petit Alain Berr. Né en 1942, il a été arrêté en 1944. Déporté à Auschwitz, il y a trouvé la mort. Son nom, avec celui de ses parents, est désormais apposé devant leur ancienne adresse. Tout au long de la journée du 30 avril, ce sont 27 pavés de la mémoire, ou Stolpersteine en allemand (pierre d’achoppement, ou sur laquelle on trébuche) qui ont été inaugurés dans ce village alsacien. Ils ont tous été posés par l'artiste berlinois Gunter Demnig, le créateur de ce projet unique en son genre.

Depuis 1993, il a scellé plus de 70 000 de ces pierres dans 22 pays européens, dont l'Allemagne, l'Autriche, la Hongrie, l'Ukraine, la Pologne, la République tchèque, la Belgique mais aussi la Norvège ou la Finlande. "Un jour, le rabbin de Cologne m'a dit que selon le Talmud, un homme n'est oublié que lorsque son nom est oublié", raconte-t-il. "Il s'agit de replacer ces personnes dans l'espace urbain et de montrer là où toute cette barbarie a commencé, c'est à dire chez eux". L'idée est belle, mais elle ne fait pourtant pas l'unanimité. Certains critiquent ces pavés sur lesquels tout le monde peut marcher. D'autres craignent d'attirer les attaques antisémites. Beaucoup refusent tout simplement de regarder le passé en face.

Comparée à de nombreux autres pays européens, la France est en retard dans la pose de ces pavés de la mémoire. Les premiers n'ont été posés qu'en 2013 en Vendée. Le pays n'en compte pour l'instant qu'une petite centaine. "Il y a eu les mêmes réticences qu'aux Pays-Bas, probablement en raison du fait que dans ces deux pays, les forces de police et de la gendarmerie locales ont collaboré aux arrestations des juifs", note Gunter Demnig. "Mais, cela s'accélère. J'ai posé cette semaine des pavés à Fontenay-sous-Bois, près de Paris, j'ai aussi eu des contacts pour Rouen ou pour Poitiers. Une pose va en entraîner une autre".

Honorer les morts et fêter les vivants

À Muttersholtz, l'artiste allemand a pu compter sur l'enthousiasme de la municipalité. "C'était une évidence pour tout le monde. Pour nous, c'était important de commémorer la communauté juive, autrefois très importante ici. Au XIXe siècle, elle comptait 250 habitants sur 2 300. Il reste le souvenir d'un vivre ensemble serein", insiste ainsi le maire de la commune, Patrick Barbier. L'Alsace a en effet un riche passé avec la communauté israélite. Mais en février dernier, la profanation du cimetière juif de Quatzenheim, dans le Bas-Rhin, a ravivé de vieilles cicatrices. "Nous n'avons pas fait cette cérémonie par rapport à ces événements récents, mais il est vrai que le racisme et l'antisémitisme existe toujours. Il est donc important que cette mémoire soit transmise. Les Stolpersteine sont un formidable outil pour y arriver. Chaque jour, les élèves passeront devant ces pavés", précise Patrick Barbier.

Stéphanie Trouillard, France 24

L'idée de cette pose lui a été soufflée par l'historien Christophe Woehrle. Lors de ses études en Allemagne, ce spécialiste de la Seconde Guerre mondiale a été séduit par le concept de ces petits pavés enfoncés dans le sol, encastrés dans le trottoir, devant le dernier domicile des victimes du nazisme. C'est lui qui a proposé ce projet à Muttersholtz et qui a fait venir Gunter Demnig. "Pour chaque croix gammée qui est tagguée quelque part, il faut répondre en posant un Stolperstein", résume-t-il. "Nous honorons les morts, mais nous fêtons aussi les vivants", ajoute Christophe Woehrle.

Trébucher avec la tête et le cœur

C'est en effet une ode à la vie qui s'est jouée pendant quelques heures dans les rues de ce village alsacien. Des membres des familles de quelques unes des 27 victimes juives de Muttersholtz ont fait le déplacement pour l'événement. Devant l'ancienne maison de ses grands-parents, Jean-Pierre Levy, petit fils de Joseph et Palmyre Levy, tous deux exterminés à Sobibor, a eu du mal à cacher son émotion: "Je suis leur seul petit-enfant, mais j'ai moi-même eu six petits enfants. Hitler n'a pas réussi à décimer toute la famille". Un peu plus loin, Simone Klein est venue rendre hommage à son frère Lucien Bloch. Ce dernier a disparu lorsque la famille a été expulsée de l'Alsace en 1940 après l'annexion par les Allemands. Arrêté en 1944, il a été déporté vers la Lituanie où il a été assassiné. Soixante-quinze ans après sa mort, sa sœur ne voulait manquer ce moment pour rien au monde: "Je suis heureuse de pouvoir être là et de voir tous ces gens réunis. Je suis touchée de voir que le souvenir reste et que tout cela ne disparaisse pas dans les limbes de l'Histoire".

Stéphanie Trouillard, France 24

Tout au long de la journée, Gunter Demnig a posé avec la même minutie chacun des pavés dans les rues de Muttersholtz. Après avoir participé à des centaines de cérémonies, l'artiste allemand assure vivre à chaque fois la même émotion. "Il n'y a pas de routine. Je ne peux pas rester insensible. Quand je pose des Stolpersteine, je vois les noms de toute une famille envoyée dans la chambre à gaz", affirme-t-il. "Un jour un enfant m'a donné une très belle définition des Stolpersteine. Grâce à eux, on trébuche avec la tête et le cœur".

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