Guerre économique : “Les études montrent que les sanctions n’ont pas d’efficacité”

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Guerre économique : “Les études montrent que les sanctions n’ont pas d’efficacité”

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Un exemple concret de guerre économique : le 8 mai 2018 à la Maison Blanche, Donald Trump signe le document qui réinstaure les sanctions contre l'Iran.
Un exemple concret de guerre économique : le 8 mai 2018 à la Maison Blanche, Donald Trump signe le document qui réinstaure les sanctions contre l'Iran.
© AFP - Saul Loeb

Entretien. Les États-Unis ont renforcé leurs sanctions contre l’Iran depuis ce jeudi avec la fin des dérogations qui permettaient à huit pays d'acheter du pétrole iranien. L'Iran est en récession mais le régime ne plie pas. Des sanctions inefficaces pour Ali Laïdi, spécialiste de la guerre économique.

La guerre économique est l'une des méthodes à disposition des belligérants en 2019. Elle se pratique seule ou à plusieurs : via des sanctions internationales ou unilatérales et via des embargos. Elle provoque des dégâts sur l'économie des pays ciblés mais aussi sur les autres nations, victimes collatérales de décisions nationales. Cette façon de faire la guerre a de plus en plus la cote aux États-Unis depuis que Trump est à la Maison Blanche mais la tendance a commencé avant même son arrivée dans le Bureau ovale, sous Obama, voire sous Clinton dans les années 1990. L'exécutif américain s'inquiète de la fin de la domination du dollar et de la montée de nouveaux concurrents mais en attendant, le billet vert est bel et bien le vecteur qui permet à l'Amérique d'imposer sa loi au reste du monde. Pourtant, les sanctions et les embargos n'ont jamais prouvé leur efficacité pour renverser un régime.

À l'occasion de l'entrée en vigueur de nouvelles sanctions contre l'Iran, Ali Laïdi, chercheur à l'Iris et auteur de plusieurs ouvrages sur la guerre économique, a répondu aux questions de France Culture. À partir du 2 mai, les huit pays qui disposaient d'exemptions pour continuer à acheter du pétrole iranien s'exposent à des sanctions de la part des États-Unis. 

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Sur quelle base s'appuient les États-Unis pour pratiquer la guerre économique ?

Il existe deux lois sur l'extraterritorialité, toutes deux votées en 1996 : la loi d’Amato-Kennedy (pour l'Iran et la Libye) et la loi Helms-Burton (pour Cuba). Ces textes interdisent aux entreprises de commercer avec les pays inscrits dans la liste des "rogue states" (États voyous) à partir d'un certain niveau de chiffre d'affaires. Cette interdiction s'applique aux entreprises américaines, on parle de sanctions primaires, mais aussi à toutes les entreprises du monde entier, on parle alors de sanctions secondaires. Il s'agit de lois politiques qui ont comme vecteur l'économie : le but est de placer ces pays en dehors de la communauté internationale et de viser au renversement de leur régime en les enserrant dans une pression économique tellement forte qu'ils finiront par basculer. L’idée est de pousser les peuples à renverser leurs dirigeants.

Ce principe d'extraterritorialité est-il reconnu par la communauté internationale ?

C'est un principe qui a été défini de manière assez vague à la fin des années 1920 avec l'arrêt Lotus, du nom d'un navire français qui avait eu un accident avec un bateau turc. Le paquebot français se rendait en Turquie mais l'accident a eu lieu dans les eaux internationales : à l'arrivée cependant, les autorités turques ont arrêté le capitaine français et ce dernier a été condamné par les tribunaux du pays. La France a protesté et finalement, la Cour permanente de justice internationale (CPJI, ancêtre de la Cour internationale de justice) a tranché : les États ont le droit de décider de voter des lois extra territoriales à condition de respecter les autres législations nationales. Le droit international a donc tout fait pour éviter que le droit territorial d’une nation ne vienne compromettre les bonnes relations avec les autres pays. D’où les signatures de textes comme la Convention de Montego Bay sur la gestion des océans et des mers au-delà des zones économiques exclusives (ZEE) de chacun des pays… 

La guerre économique est beaucoup plus ancienne ?

C'est une pratique aussi vieille que le monde : depuis le Néolithique, les Hommes se sont toujours faits la guerre à partir de problématiques économiques, de subsistance. Mais le concept de guerre économique n'a jamais réellement percé dans l’histoire de la pensée. De Montesquieu, qui nous parlait de "doux commerce", à Adam Smith, pour qui le marché était un lieu d'échanges, on a pas pensé que le commerce pouvait être aussi violent.

Le concept de guerre économique arrive de manière très claire en 1915 : inventé par des militaires français face au pourrissement de la guerre. Pour éviter les massacres dans les tranchées, l'idée est de faire une guerre totale à l’Allemagne, y compris économique, pour affaiblir ses ressources, provoquer une baisse de moral de la population pour que le pays demande la paix. Ses concepteurs sont Jean Tannery et Frédéric François-Marsal, qui vont enseigner la guerre économique aux alliés, anglais puis américains. Ce concept s'est ensuite diffusé chez les Anglo-saxons, qui l'ont transféré dans le champ civil.

Aux États-Unis, c'est un concept qui a de nouveau été utilisé à partir de 1989. Après la chute de l'URSS, le pays réoriente complètement sa stratégie et fait de la protection de ses intérêts économiques la priorité numéro un de sa diplomatie. C'est très clair : en 1993, le secrétaire d'Etat de Bill Clinton, Christopher Warren, va devant le Congrès et réclame les mêmes moyens que l’administration américaine avait obtenus pour lutter contre l’URSS : l’affrontement économique est le nouveau paradigme et remplace la guerre froide.

La guerre économique est alors mise au service des ambitions économiques des États-Unis ?

Oui, avec aussi une loi plus ancienne dont il faut parler : la loi FCPA (Foreign corrupt practices act) qui date de 1977 et qui a pour but de lutter contre corruption des agents publics à l'étranger. Mais il y a un problème, si les entreprises américaines sont les seules à appliquer ces règlements, elles sont alors défavorisées par rapport aux entreprises étrangères : les États-Unis font alors un intense lobbying pour diffuser et appliquer ces règlements à l'étranger, ce sera validé en 1997 à l'OCDE.

À l'époque, les États-Unis ne se privent pas d'espionner les entreprises de pays alliés. En 2000, l'ancien directeur de la CIA, James Woolsey (qui a occupé ce poste entre 1993 et 1995) signe même un article dans le Wall Street Journal : "Why we spy on our allies", "pourquoi nous espionnons nos alliés". 

A partir des attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis décident aussi d'utiliser le droit pour lutter contre le financement du terrorisme : la corruption et la violation des embargos qu'ils imposent dans le monde entier deviennent alors inacceptables à leurs yeux. Et il s'avère que les lois d'extraterritorialité déjà votées sont de formidables outils ! Car elles ne nécessitent pas de passer devant la justice américaine : pas besoin de passer devant un tribunal. L'entreprise poursuivie pour corruption ou violation d'embargo ne traite qu'avec l’administration judiciaire - un procureur - et ça n'est qu'à la fin, une fois qu'un accord a été conclu sur le montant de l'amende, qu'un juge indépendant valide le deal.

Le mécanisme est bien rôdé mais les sanctions sont-elles efficaces ?

Les études universitaires sur les sanctions montrent qu’elles n'ont pas d’efficacité. On n’obtient pas un objectif politique à travers des sanctions économiques. En tout cas, pas de renversement de régime. En 2015, les sanctions économiques contre l'Iran ont poussé le pays à accepter de négocier et à signer l'accord sur le nucléaire mais le pays y gagnait son ticket de retour sur les marchés internationaux, le jeu en valait la chandelle.

Pourquoi les États-Unis font-ils la guerre économique si ça n'est pas efficace ?

Parce qu’ils n’ont pas d’autres choix, pas d’autres outils. Quand vous faites une loi politique comme la loi Helmes-Burton sur Cuba et que vous indiquez dans le titre 1 que cette loi vise à renverser un gouvernement étranger (en totale illégalité avec les principes des Nations Unies) : soit vous le renversez à travers un débarquement dans la Baie des Cochons en 1961 mais ça n'a pas marché. Soit vous le faîtes à travers des sanctions économiques, mais ça n'a pas marché non plus. 

Bien souvent, ces mesures répondent à des pressions politiques intérieures. La loi Helms-Burton a été votée quand Clinton se présentait à sa réélection et que les conservateurs faisaient tout pour démontrer qu'il ne défendait pas suffisamment les intérêts américains.

Les État-Unis vont-ils trop loin aujourd'hui avec ce principe d'extraterritorialité ?

On constate qu'ils sont en guerre économique avec tout le monde : ils imposent des sanctions en Russie, en Iran, à Cuba, au Venezuela, contre la Chine, contre l’UE aussi, sur l’acier et l’aluminium qui poussent l’Europe à renégocier ses relations économiques avec les États-Unis. Cela fait beaucoup d’affrontements économiques et cette dérive est due à l'administration américaine, à l'exécutif, pas au législatif. Une dérive qui apparaissait déjà sous les autres administrations avant Trump, Obama, Clinton même. Des voix s'élèvent outre-Atlantique dans les milieux universitaires notamment, pour dire "attention à ne pas aller trop loin dans l'application de nos lois extraterritoriales, notamment avec nos alliés". 

Mais le grand risque que craignent les Américains est la fin de l’utilisation du dollar. Par exemple l'an dernier, les Européens se sont émus du fait qu’ils achetaient des Airbus avec des dollars.

Et l'Europe résiste-t-elle ?

Après le retrait américain de l'accord sur le nucléaire iranien (annoncé en mai 2018 par Donald Trump), trois membres de l’UE ont monté un système de troc pour contourner le rétablissement des sanctions : l'Allemagne, l'Angleterre et la France. Le but est de permettre aux entreprises de continuer à faire des affaires avec l'Iran dans l'alimentation et les médicaments. C'est très marginal, car le problème de l’Iran n'est pas d’acheter des médicaments ou des choux, son problème est d'arriver à vendre son pétrole. Si elle ne peut pas le faire, elle quittera l'accord sur le nucléaire. Est-ce que les Européens pourront l’acheter sans s’exposer au dollar : c'est la grande question. Le Venezuela vend bien son pétrole à la Chine en huans (la monnaie chinoise). Une réponse technique n'est pas suffisante : il faut une réponse politique face aux États-Unis qui décident de mettre des pays au ban des nations.

Les Enjeux internationaux
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