L’œuvre de Timothy Morton, étoile montante de la philosophie, commence à peine à être traduite en français. La pensée écologique, pièce maîtresse de ses réflexions, invite à « penser grand » face à la menace climatique. Loin du petit manuel de gestes « verts » à accomplir, Morton, qui prône une « écologie sans nature », nous propose plutôt une « ouverture radicale » pour saisir la pleine mesure d’une apocalypse qui, selon lui, a déjà eu lieu. Une lecture vertigineuse.

Qui est Timothy Morton ?

Né en 1968 à Londres, Timothy Morton dirige aujourd’hui la chaire Rita Shea Guffey à la Rice University de Houston. Le magazine Philosophie le désigne comme l’un des penseurs les plus stimulants du moment, avec un petit côté « rock star » dû à ses amitiés avec des artistes comme Björk et Olafur Eliasson. C’est d’ailleurs d’une chanson de Björk, Hyperballad, qu’il s’est inspiré pour développer son concept d’hyperobjet. Timothy Morton mélange allègrement la poésie, l’architecture, la métaphysique, le bouddhisme et l’écothéorie dans ses essais qui révolutionnent notre façon de voir la crise écologique et, plus globalement, la biosphère. La pensée écologique, dont la publication originale remonte à 2010, est seulement le deuxième livre traduit en français du philosophe, chez Zulma Essais. Cet essai est présenté comme un texte fondateur, tellement il bouleverse notre vision du vivant. Un voyage qui donne le vertige, alors que Timothy Morton s’appuie autant sur Darwin que Levinas, Dawkins, Freud, Marx ou Derrida, des poètes comme Shelley, mais aussi Erich Fromm ou Mallarmé, ainsi que sur la culture populaire avec des films comme Wall-E ou Blade Runner. Morton nous invite à « penser grand », plus global que local. « Refaçonner notre monde, nos problèmes et nous-mêmes, voilà qui fait partie du projet écologique. »

La « nature » n’est qu’un fantasme

La pensée écologique n’a rien à voir avec un guide pratique écolo. C’est avant tout un livre de philosophie, parfois ardu mais accessible, qui explique que la crise écologique nous oblige à repenser entièrement notre rapport au monde. Et en premier lieu à nous débarrasser de l’idée même que nous nous faisons de la nature, que nous imaginons en arrière-plan dans notre vie, comme quelque chose qu’on va rejoindre un week-end à la campagne ou qu’on doit protéger loin des villes. Notre concept même de la nature, que nous n’avons jamais possédée, est un fantasme qui nuit à notre compréhension des véritables enjeux. Citant Freud, Morton martèle qu’il est plus difficile de renoncer à un fantasme que de renoncer à la réalité. « Ce que nous appelons Nature est monstrueux et toujours en mutation, étrangement étrange tout au long du chemin », note-t-il. « Il est absurde de condamner la manipulation “technologique” des gènes, comme si l’élevage dans les haras n’était pas une manipulation technique. Le croisement des races est une forme de technologie. Les champs et les fossés sont de la technologie. Les grands singes et leurs bâtons à termites sont technologiques. Et qu’est-ce que l’orge, sinon une plante queer ? Les êtres biologiques sont tous queer. Tous les aliments sont de la Frankenfood. »

Le maillage et l’étrange étranger

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La pensée écologique, de Timothy Morton

Tout ce qui existe sur cette planète est inextricablement lié dans la coexistence, ce que Morton nomme « le maillage », concept important de l’essai, difficile à résumer, « qui n’a ni centre ni bord ». Toutes les formes du vivant et même du non-vivant sont des « étranges étrangers » avec lesquels nous avons une relation d’intimité qu’il faut explorer, car « chaque chose est adaptée au reste des choses ». Ce que nous appelons la conscience et que nous croyons n’appartenir qu’aux humains n’est peut-être qu’une donnée fondamentale présente autant chez les animaux que dans l’intelligence artificielle. Voilà quelques-unes des innombrables pistes que lance Morton, qui nous encourage sans relâche à relire Darwin, dont les découvertes indéniables sont si troublantes qu’encore aujourd’hui, on veut brûler ses livres. « Tel un film d’horreur, l’évolution a autant à voir avec le morcellement qu’avec la recomposition. Si vous retracez l’histoire de l’évolution, vous n’y verrez ni rime ni raison – ou plutôt, vous y verrez des rimes incroyables et des raisons complexes mais aucun progrès [nulle téléologie] et aucun point culminant, écrit le philosophe. Les humains ne sont pas la culmination de quoi que ce soit ; ils ne sont même pas une culmination. Tout ce que nous appelons Nature est une mutation, souvent gratuite. »

L’apocalypse a déjà eu lieu

Si nous comprenons ce maillage et à quel point nous en faisons partie, et comment l’évolution et le vivant fonctionnent, la crise écologique actuelle est inévitablement vue autrement. « Nous avons répandu du DDT. Nous avons fait exploser des bombes atomiques. Nous avons modifié le climat. Voilà à quoi ressemble l’après de la fin du monde. Aujourd’hui n’est pas la fin de l’Histoire. Nous en sommes au début. La pensée écologique pense prospectif. Elle sait que nous ne faisons que commencer, comme quelqu’un qui se réveille d’un rêve. » Et dans ce contexte, il faut penser les hyperobjets, ces choses dont les implications dépassent notre compréhension, comme le plastique ou le plutonium. « Avec le réchauffement climatique, les hyperobjets constitueront notre legs le plus durable. […] Le changement climatique – résultat de deux cents ans d’industrie humaine – pourrait transformer la Terre pour des milliers d’années. Le plutonium sera présent bien plus longtemps que toute “l’histoire” humaine répertoriée jusqu’à maintenant. Si vous voulez un monument, regardez autour de vous. » Le philosophe reconnaît que ces prises de conscience ont aussi quelque chose de terrifiant et de déprimant. Mais la dépression fait partie de la pensée écologique, selon Morton, qui prône aussi une écologie « sombre » nullement nihiliste. La perte et la douleur font partie intégrante du processus. « Être réaliste est toujours rafraîchissant. La dépression est la manière la plus exacte d’expérimenter le désastre écologique actuel. C’est mieux que de se bercer d’illusions. »

Que faire ?

Changer radicalement notre pensée d’abord, car l’une des premières choses que nous avons abîmées est précisément notre faculté de penser, croit Morton, qui dit que « si nous avons un avenir, c’est que nous aurons décidé de prendre soin de tous les êtres sensibles ». « Penser écologique pourrait bien être très différent de toutes nos hypothèses à ce sujet, prévient-il. Penser écologique a autant à voir avec l’art, la philosophie, la littérature, la musique et la culture. Penser écologique a autant à voir avec la pratique actuelle des sciences humaines qu’avec les sciences dures, de même qu’avec les usines, les transports, l’architecture et l’économie. L’écologie inclut toutes les voies imaginables du vivre ensemble. Au fond, l’écologie parle de coexistence. L’existence est toujours coexistence. Les êtres humains ont besoin les uns des autres autant qu’ils ont besoin d’un environnement. Les êtres humains sont l’environnement les uns des autres. Penser de manière écologique ne concerne pas seulement les choses non humaines. L’écologie parle de vous et moi. »