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Enquête

Plateformes de livraison : pour les mineurs, une course à l’argent facile

Aider ses parents, se payer des chaussures ou le permis… Lycéens, voire collégiens, souvent de banlieue, sont de plus en plus nombreux à travailler illégalement pour Uber Eats, Stuart ou Deliveroo, au risque d’abandonner définitivement leur scolarité.
par Marie Piquemal et Gurvan Kristanadjaja
publié le 3 mai 2019 à 20h06

En plein cœur de Paris, n'importe quel soir de la semaine, aux alentours de 20 heures. Comme dans toutes les grandes villes mondialisées, la scène se répète : des dizaines de livreurs, à vélo ou scooter, reconnaissables à leur sac isotherme carré floqué du logo de la plateforme pour laquelle ils roulent, patientent entre deux fast-foods, les yeux rivés sur leur téléphone. Dans leur jargon, ils disent attendre que «ça sonne». Qu'Uber Eats, Deliveroo ou Stuart leur propose une course.

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Quel âge ont-ils ? Vingt-six ans en moyenne, affirme Uber Eats. De jeunes hommes pour la plupart, étudiants, immigrés récemment arrivés. Mais pas que. Dans le lot, on trouve aussi des ados, encore au lycée, voire au collège. Des visages juvéniles, comme celui d'Abdel (1), que ses «confrères» qualifient de «livreur expérimenté». «Cela fait déjà deux ans que je fais ça, j'ai commencé à 16 ans», fanfaronne-t-il. Pourtant, la règle est claire : Uber, Deliveroo et Stuart s'engagent à ne faire travailler que des autoentrepreneurs de 18 ans et plus. Mais à écouter les ados rencontrés près des Halles, place de la République ou ailleurs dans la capitale, l'interdiction n'est qu'une façade. Désormais majeur, Abdel a débuté en empruntant les comptes des «grands» de son quartier, Porte de Bagnolet. Variante : louer celui d'une personne via les réseaux sociaux. «Tout le monde fait ça. Dans mon groupe de potes, on est quatre ou cinq à avoir commencé à 15 ou 16 ans», assure Abdel, croisé entre un McDo et un KFC, dans le XXe arrondissement. «Je peux faire jusqu'à 600 euros par semaine les bonnes périodes», raconte-t-il, ajoutant avoir levé le pied, comme s'il répondait ce que l'on voulait entendre dans sa bouche.

Déconnecté

La plupart commencent par des remplacements, livrent quand ils ont un trou dans leur emploi du temps scolaire, se contentant de courses près du lycée. Puis c'est l'engrenage : les soirées, les week-ends ou les vacances à temps plein. Abdel assure être raisonnable par rapport à ses potes qui, eux, «sèchent le lycée pour bosser sur Uber Eats: ils disent que les cours, ça ne sert à rien». Lui qui tente de poursuivre une terminale S reconnaît tout de même que ses notes sont en chute libre depuis qu'il travaille : «C'est la catastrophe : au premier trimestre, j'avais 9 de moyenne. Là je pense que c'est pire…» Abdel se surprend surtout à être détaché de tout ça, comme si le fait de livrer l'avait un peu déconnecté du système scolaire : «D'habitude, quand j'ai des mauvaises notes, je panique. Là, non. C'est bizarre. Je me dis qu'au pire, je redoublerai…»

Charlotte, 34 ans, prof de lettres-histoire dans un lycée pro de Seine-Saint-Denis depuis quatre ans : «Uber, c'est une plaie pour nous, ça attire nos élèves. Et certains tombent dans le piège.» Elle insiste sur le mot «piège» car «ç'en est un. C'est une manne qui semble facile, sauf que ça empiète sur leur scolarité, cela vient même en concurrence avec le lycée». Depuis un an ou deux, relate-t-elle, le phénomène s'accélère avec l'explosion des livraisons de repas, Uber Eats totalisant près de 15 000 livreurs et Deliveroo 11 000. Juste avant les vacances scolaires, l'un de ses élèves en CAP menuiserie, «Uberconverti», s'est fait renverser en scooter.«La fatigue a dû jouer. Entre les heures de cours et le travail le soir, ce n'est pas tenable», souffle Charlotte. Dans la salle des profs, c'est devenu un sujet : «On ne peut pas faire comme si cela n'existait pas. L'école doit s'adapter aux réalités sociales.» En banlieue, une partie de la population se paupérise toujours plus, cherchant des solutions de survie financière. La livraison en est une.

«Donnant-donnant»

Dans le lycée de la professeure, plus de 90 % des élèves sont boursiers, «c'est notre réalité». Alors, il y a un mois, l'équipe pédagogique a décidé de tolérer les absences tôt le matin. Charlotte argumente : «L'idée, c'est d'être dans le donnant-donnant : on tient compte de leur situation et, en échange, ils font l'effort de tenir et de continuer leur formation jusqu'au bout.» Pour ne pas décrocher définitivement. CPE dans un lycée de Bobigny (Seine-Saint-Denis), Kamel Belkebla bondit : «Aménager les horaires ? C'est hors de question. Cela voudrait dire qu'Uber et les autres remportent le match contre l'Education nationale. Ce serait la pire des choses.» Lui aussi évoque ces «gamins, de plus en plus nombreux, qui s'endorment en classe». Et ce sentiment d'impuissance. «On n'a pas beaucoup de prise, reconnaît le CPE. Ils savent pertinemment qu'ils se font exploiter. Mais le principe de réalité l'emporte : c'est de l'argent facile, immédiat. Certains en ont besoin pour aider leurs parents, d'autres pour se payer de nouvelles chaussures ou le permis. Ceux-là, on essaie de les convaincre de l'importance de l'école. Mais on ne fait pas toujours le poids. Certains nous échappent. Et ils ne deviennent rien.»

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Tout juste majeur mais livreur depuis plus d'un an et demi, un lycéen rencontré place de la République à Paris raconte : «Des amis font ça depuis longtemps. Le problème, c'est qu'ils ne peuvent plus s'en passer. Ils sont en galère de thunes depuis qu'ils sont petits et là, ils peuvent faire 500 euros en une semaine…» Le sentiment d'indépendance les attire aussi, explique un jeune doctorant, dont la thèse porte sur le profil des livreurs. Pour pouvoir mener discrètement son enquête, il souhaite garder l'anonymat. «Le discours "je n'ai pas de patron au-dessus de moi" revient souvent, même si on est loin de tout cela dans les faits», explique-t-il. «Sans l'accès à l'application, ils ne peuvent rien faire. Ils ne sont pas indépendants et n'ont pas les droits des salariés», abonde Sarah Abdelnour, qui dirige le programme de recherche Capitalisme de plateforme à Paris-Dauphine. L'argument le plus fort, c'est la facilité avec laquelle les jeunes peuvent se retrouver sur le marché des livreurs, estime Kamel Belkebla, le CPE : «Avant, on travaillait mais ça se limitait aux colos ou à aider à décharger un camion le mercredi. Aujourd'hui, il suffit d'aller sur l'application et le lendemain, tu travailles.» Il soupire : «Ça fait de la peine. Uber fabrique de l'échec scolaire. Du moins y participe.»

Fournisseur

Combien sont-ils, ces ados, à travailler la nuit dans les grandes villes ? Il n'existe aucune donnée sur le travail des mineurs, indique le ministère de l'Education nationale. Le directeur de recherches au CNRS Thierry Berthet le déplore : «Il n'y a pas de chiffres officiels sur les élèves dans le secondaire (collège, lycée) qui travaillent. D'autres pays sont plus actifs», faisant signer des chartes aux entreprises pour qu'elles respectent les périodes d'examen et n'abusent pas sur les horaires. Car la recherche est formelle : le travail est un facteur avéré de décrochage. Environ 80 000 élèves sortent chaque année en France du système scolaire sans qualification. Livreur Deliveroo six jours sur sept depuis plus d'un an, Guillaume, la vingtaine, tente une estimation : «Il y a souvent des mineurs entre 16 et 17 ans. Un peu moins de 13-14 ans, j'ai dû en voir trois ou quatre en un an, mais je livre peu en banlieue, où ils doivent être les plus nombreux. Quand on les croise, on ne sait pas trop quoi leur dire, c'est bizarre. On a envie de leur conseiller de rentrer chez eux ou d'aller à l'école. Mais on n'ose pas.»

Un fournisseur de comptes à louer contacté sur Facebook se montre bavard : «Sur 97 sous-loués ou créés chez Uber, Deliveroo et Stuart, je pense que 20 comptes environ étaient destinés à des mineurs.» Il se vante d'en avoir récemment ouvert un pour un jeune de 13 ans : «C'est le plus jeune que j'ai fait. Ses parents ne savaient pas. Il voulait s'acheter des trucs sur Fortnite [un jeu en ligne à succès, ndlr]. Je lui ai ouvert un compte sur une banque en ligne moi-même. Ça lui a coûté 260 euros mais il doit gagner 100 euros par semaine aujourd'hui. Donc ça valait le coup.»

«Stats»

Pour le moment, les plateformes ferment plus ou moins les yeux, partant du principe que ces pratiques illégales relèvent de la justice. Régulièrement, ce sont les clients qui alertent. En juillet, le tweet d'un internaute avait fait parler dans le milieu. Il interpellait la plateforme, photo d'ado à l'appui : «Excusez-moi Uber Eats, c'est normal d'avoir un mineur qui livre vos commandes ?» Début janvier, la plateforme a annoncé qu'elle durcissait ses conditions d'accès. «Des pratiques de location de comptes illégale nous ont été récemment signalées. Nous avons mis en place des processus de vérification que nous améliorons en permanence, avec notamment un système de reconnaissance faciale. Chaque coursier devra se prendre en photo pour se connecter à son compte», répond Uber à Libération.

La moins connue dans le paysage, Stuart, qui a été rachetée par le groupe la Poste, est la plateforme la plus prisée du moment par les ados. «Tous ceux qui veulent livrer dans l'illégalité commencent avec cette plateforme», raconte Abdel l'ancien. Contactés, ils n'ont pour le moment pas répondu à nos sollicitations. Egalement interrogée, Deliveroo a éludé la question des mineurs. Le fonctionnement de la plateforme est, lui, plus contraignant, et donc plus dissuasif pour les lycéens. Les livreurs ne peuvent pas travailler quand ils le souhaitent, ils doivent choisir à l'avance des créneaux horaires proposés par l'application… un choix qui n'en est pas vraiment un, car soumis, comme les autres, à un système de notation.

Adossé contre un arbre en attendant la prochaine commande, Romain, fraîchement majeur, reprend son souffle. Il brandit son bras pour montrer le portable scotché à son poignet à la façon des joggeurs du dimanche : «Le problème, c'est que les créneaux proposés dépendent de nos stats.» De quoi ? Romain : «En fonction de nos résultats, on a le droit à plus ou moins de créneaux en semaine. Si on a de mauvaises stats, Deliveroo nous met au chômage technique.» Une fois, il a loupé trois créneaux. Verdict : privé de travail deux semaines. «Ils nous mettent la pression et se défaussent sur notre statut d'autoentrepreneur», analyse Romain. Sur son écran, trois notes. Taux de présence : 95 %. Désinscription tardive à un créneau : 5 %. Et participation aux pics de commandes, les soirs de week-end : 6 sur 12. Pire qu'un bulletin scolaire.

(1) Le prénom a été modifié.

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