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Nature

Le monde des abysses, une biodiversité fragile et méconnue

L’océan est un univers à part entière, qui recèle plus de mystères que la Lune. Reporterre plonge à la découverte du plus vaste écosystème extrême de la planète, dans les vastes étendues liquides que constituent les abysses. Un voyage à 11.000 mètres sous la surface de la mer.

Une tâche sombre sur un fond orange pixélisé. C’est la première image d’un trou noir qui nous parvient des confins de l’espace. Pourtant, un autre trou noir était là, sur Terre, l’abysse, et nous serions bien incapables d’en avoir une image plus précise. La terra incognita se trouve sur notre planète depuis toujours.

Rappelons les chiffres. L’océan mondial, l’étendue continue d’eau salée à la surface de la planète, couvre environ 72 % de la superficie du globe. On recensait, en 2008, 275.000 espèces marines non microbiennes sur peut-être 10 millions [1] ! L’activité biologique dans les 200 premiers mètres est la principale source d’oxygène de la planète, faisant de l’océan le véritable poumon de la Terre. Il est aussi le principal acteur de la régulation du climat, en absorbant une grande partie du CO2 atmosphérique. Allant de 0 à près de 11.000 mètres de profondeur, il représente plus de 90 % du volume biosphérique, là où la vie peut exister. Impressionnante immensité !

Branchies de vers géants « Riftia pachyptila », actinie et gastéropodes par 2.630 mètres de fond sur la dorsale Pacifique oriental, pendant la campagne océanographique phare.

En France, l’Ifremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer) est à la pointe de l’exploration des océans. L’institut dispose d’une pléiade d’instruments d’observations et de sous-marins pilotés ou robotisés. Parmi ces moyens, le sous-marin Nautile embarque un équipage de trois personnes pour des missions de parfois plusieurs dizaines d’heures plongeant jusqu’à 6.000 mètres de profondeur. À la disposition des chercheurs, de multiples instruments permettent d’étudier la biodiversité des fonds océaniques. Parmi eux, ceux posés au fond des mers, tels que les modules de colonisation, permettent d’étudier les organismes coloniaux et peuvent être remontés à la surface au bout de quelques mois afin d’étudier les résultats. L’Ifremer possède aussi ce que l’on appelle des respiromètres, qui mesurent l’activité métabolique des microorganismes abyssaux. Malgré ces instruments et submersibles en tout genre, notre connaissance de la biodiversité des abysses reste cependant incomplète car il s’agit d’explorer des millions de kilomètres carrés sous des pressions extraordinaires et dans l’obscurité totale.

La lumière, arbitre de la vie dans les profondeurs

Définir l’abysse est en soi un problème. Qu’est-il donc ? Pour mieux comprendre la complexité de l’océan, celui-ci a été découpé par les chercheurs en étages de plus en plus profonds, les « étages benthiques ».

La galathée yéti (« Kiwa hirsuta ») découverte par 2.300 mètres de profondeur sur une source hydrothermale inconnue de la dorsale Pacifique-Antarctique.

On peut diviser l’océan en deux grandes zones. L’étage phytal, ou « zone photique », est l’étage où peuvent s’épanouir les végétaux photosynthétiques comme les algues, c’est-à-dire jusqu’à environ 200 mètres, la limite de pénétration de la lumière du Soleil dans l’eau de mer. C’est dans cette couche d’eau que va être produit l’essentiel de la matière organique qui est indispensable aux étages inférieurs. Cet étage phytal comprend deux étages, l’épipélagique et le mésopélagique.

Le grand étage suivant est l’étage aphytal, ou « zone aphotique », où la lumière n’est plus assez intense pour permettre le développement des algues et des autres organismes photosynthétiques. Il est constitué des étages bathyal, abyssal et hadal.

Campagne océanographique serpentine sur la dorsale médio-atlantique, février-avril 2007. Site hydrothermal Logatchev (3.000m de profondeur) : sur la zone Irina, crevettes, modioles (lointaines cousines de nos moules) et ophiures.

Chaque étage, qu’il soit phytal ou aphytal, comprend également deux grands domaines relatifs à la proximité avec le fond et indépendants de la profondeur dans l’absolu : le « domaine benthique » est celui des animaux vivant à proximité du fond de la mer. Le « domaine pélagique » est celui des animaux vivant en pleine eau, sans être directement lié avec le fond.

  • Étage bathyal

Les abysses commencent communément à partir de l’étage bathyal, qui va de 1.000 à 4.000 mètres de fond. Cet étage correspond au talus continental, le prolongement géologique sous-marin des continents. Il ne possède que peu de sources de matière organique hormis la neige marine, une pluie continue de particules venues des couches supérieures et dont vont dépendre tous les organismes plus profonds. Le « domaine benthique », le fond de l’océan, est, à l’étage bathyal, recouvert d’une multitude d’espèces animales mobiles ou non, comme en Méditerranée avec la gorgone (Isidella elongata), qui, du fait des chalutages de fond, disparait progressivement et serait en danger d’extinction.

Modioles « Bathymodiolus azoricus » et crevettes « Rimicaris exoculata » sur le site Lucky strike à 1.700m de profondeur.

Dans le « domaine pélagique », on trouve dans l’étage bathyal de nombreuses espèces très différentes et fascinantes. Des requins, des poissons osseux, des céphalopodes, comme le fascinant calmar vampire (Vampyroteuthis infernalis). Beaucoup d’espèces du domaine pélagique ont développé la bioluminescence, s’adaptant ainsi au manque de lumière. Cette bioluminescence peut avoir de multiples utilités, comme la prédation avec notamment les baudroies abyssales ou la recherche d’un partenaire sexuel. Cependant, compte tenu de l’obscurité et des difficultés d’étude dans le milieu naturel, les observations des animaux pélagiques viennent rapidement à manquer, comme pour le calmar géant, dont on ne dispose que d’un spécimen naturalisé.

  • Étage abyssal

L’étage suivant est l’étage abyssal, allant de 4.000 à 6.000 mètres de profondeur. Cet étage est celui des grandes plaines du plancher océanique. La pression à cet étage est de plusieurs centaines de bars (l’atmosphère normale est d’environ 1 bar). Tous les organismes présents à ces profondeurs sont donc des extrémophiles, résistants aux pressions extrêmes. Ces animaux sont donc essentiellement constitués d’eau et de parties molles insensibles à la pression. En certains endroits, près des sources hydrothermales dues aux volcans sous-marins, les organismes résistent non seulement à la pression mais aussi à un différentiel de température de plusieurs centaines de degrés en quelques mètres. L’étage abyssal est le plus profond à être étudié assez largement, notamment par l’Ifremer grâce au Nautile. Mais, avec plus de 300 millions de km², l’évaluation de la biodiversité abyssale relève du travail de fourmi. Cependant, il semble que la biodiversité de ces plaines serait plus importante que celle des forêts tropicales terrestres, avec des estimations de plusieurs millions d’espèces.

  • Étage hadal

Le dernier étage, l’étage hadal, est le plus méconnu. Il tire son nom du dieu des enfers grec, Hadès. Il s’étend de 6.000 mètres jusqu’au point le plus profond de l’océan mondial, Challenger Deep, dans la fosse des Mariannes. Ce point le plus bas de la croûte terrestre n’a été visité par l’homme que deux fois. Une fois en 1960 par le bathyscaphe Trieste avec une profondeur de 10.916 mètres et une autre fois par le sous-marin Deepsea Challenger, en 2012. Autrement dit, moins d’êtres humains se sont rendus au plus profond de l’océan que sur la Lune. Quantifier précisément la diversité biologique de ces régions relève encore de l’impossible tant les conditions rencontrées sont extrêmes. On peut toutefois citer Alicella gigantea, un amphipode géant, le plus grand du monde faisant plusieurs dizaines de centimètres et présent notamment dans la fosse des Kermadec. Ou encore Pseudoliparis swirei, qui détient actuellement le record du poisson vivant le plus profondément et qui a été filmé à 8.130 mètres de profondeur.

La menace des activités humaines

Aussi profond qu’ils vivent, les organismes des profondeurs ne sont pas à l’abri de l’activité humaine. La neige marine est la seule source de nourriture pour les écosystèmes abyssaux. Cette neige est dorénavant agrémentée de polluants qui, eux aussi, tombent au fond des océans. Dans une étude parue en 2017 dans la revue Nature, il a été prouvé que les organismes les plus profonds de l’étage hadal, comme les amphipodes, étaient fortement contaminés par des polluants d’origine humaine comme les PCB (polychlorobiphényle) utilisés dans l’électronique jusque dans les années 1970. On estime que 375.000 tonnes de ce cancérogène probable sont désormais répandues dans les mers du monde entier.

À plus de 3.500 mètres de fond.

Une autre menace pèse sur les écosystèmes des profondeurs, la surpêche. Avec la diminution des ressources halieutiques classiques, les chalutiers sont contraints de pêcher dans des eaux de plus en plus profondes. Le chalutage profond détruit au passage de ses filets une grande partie de la faune benthique et pélagique, or ces écosystèmes sont très lents à se reconstituer du fait du manque de nourriture, d’où l’interdiction de sa pratique dans certaines zones.

Les abysses et leurs écosystèmes sont largement méconnus. Ces étendues cachent encore leurs secrets dans les voiles d’une nuit éternelle et sous des pressions gigantesques.

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