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Ginette Kolinka, rescapée de la Shoah : "La France n’est pas un pays antisémite"

INTERVIEW - Ginette Kolinka, survivante du camp de concentration et d'extermination d’Auschwitz-Birkenau, publie "Retour à Birkenau" (Grasset). A 94 ans, elle a livré un long témoignage au JDD.

Marie-Laure Delorme , Mis à jour le
Ginette Kolinka est survivante du camp de concentration et d'extermination d’Auschwitz-Birkenau.
Ginette Kolinka est survivante du camp de concentration et d'extermination d’Auschwitz-Birkenau. © Abaca

Elle nous reçoit dans son appartement, un samedi 13 avril, dans l’après-midi. Ginette Kolinka a été dénoncée comme communiste à Paris en juillet 1942, elle a réussi à passer en zone libre avec sa famille, elle y a été dénoncée comme Juive et arrêtée par la Gestapo et la Milice en mars 1944. La jeune fille de 19 ans est déportée le 13 avril 1944, par le convoi numéro 71 où se trouvent Simone Veil et Marceline Loridan-Ivens, en direction du camp d’Auschwitz-Birkenau. Ginette Kolinka va être évacuée, le 30 octobre 1944, vers Bergen-Belsen. Elle sera transférée à Raguhn et à Theresienstadt. Son père, son frère, son neveu, une de ses sœurs sont morts en déportation. Dans un court et fort récit écrit avec la journaliste Marion Ruggieri (Retour à Birkenau qui sort jeudi chez Grasset), la mère de Richard Kolinka, batteur du groupe Téléphone, témoigne avec sobriété. Voici quelques extraits du long entretien qu'elle a accordé au Journal du Dimanche.

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Vous vivez depuis l'âge de 12 ans dans le même appartement. Avez vous songé à le quitter?
Je l'ai quitté un temps avec ma famille, durant la guerre, pour passer en zone libre. Nous avons été dénoncés à Paris en tant que communistes puis après, en Avignon, en tant que Juifs. J'ai beaucoup de souvenirs ici. Je ne suis pas sentimentale et les souvenirs ne me retiennent pas. Je reste dans cet appartement parce que je m'y sens bien. Si un jour je n'arrive plus à monter les escaliers, je le quitterai sans problème. Il faudra simplement que l'on m'aide. Je ne suis pas attachée à mes affaires, mes meubles. Ils peuvent partir, ils peuvent rester. Quant à mes souvenirs, ils sont en moi.

Pensez-vous souvent à ceux qui vous ont dénoncés?
Je mentirais si je disais que j'y pense souvent. J'aimerais quand même savoir qui nous a dénoncés. Je ne suis pas violente. J'irais simplement les voir pour leur demander : "Pourquoi avez-vous fait ça ? Avez-vous conscience de ce que vous avez fait ?" Ils ont détruit toute une famille. Ceux qui ont été déportés, ceux qui n'ont pas été déportés. Nous avons pu fuir de Paris car nous avons été prévenus, à temps, par un homme qui travaillait à la préfecture. C'est la vie, c'est l'humanité. Il y a des salauds, il y a des gentils.

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Il y a 75 ans, un 13 avril 1944, j'étais dans un wagon parti de Drancy avec mon père, mon frère, mon neveu en direction d'Auschwitz-Birkenau

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Vous avez été déportée de Drancy, avec votre père (61 ans), votre frère (12 ans), votre neveu (14 ans), par le convoi numéro 71, en direction du camp d'Auschwitz-Birkenau, en Pologne, le 13 avril 1944, à l'âge de 19 ans. Les souvenirs heureux vous ont-ils aidée à tenir?
Dans le camp, on n'avait pas le temps de se souvenir. À peine mettait-on un pied dans le camp que l'on n'était plus des humains. Je ne devrais pas dire "on", mais simplement "je". J'étais obsédée par la faim. Je n'avais pas le temps de me souvenir, et me souvenir du bonheur passé m'aurait encore plus affaiblie.

Pourquoi avoir fait le choix d'un récit simple?
Je suis quelqu'un de simple, je n'ai pas fait d'études. Je ne vais pas employer des mots savants dont je ne connais pas la signification. J'aurais peur de ne pas les utiliser à propos. Marceline Loridan-Ivens, à son retour des camps, a fréquenté des intellectuels. Je suis restée modeste. J'ai été complexée durant ma jeunesse, mais je ne le suis plus. Quand je me rends à des expositions, je vois des gens devant des tableaux en train de discuter durant des heures. Je me demande s'il n'y a pas une part de snobisme.

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Pourquoi dites-vous que votre naïveté vous a sauvée dans les camps?
J'ai réellement cru que nous allions dans un camp de travail. Je ne réfléchissais pas, je ne pensais à rien. Je vivais minute par minute. Nous nous rencontrons un samedi 13 avril, à 16 heures, dans mon appartement. Il y a 75 ans, un 13 avril 1944, j'étais dans un wagon parti de Drancy avec mon père, mon frère, mon neveu en direction d'Auschwitz-Birkenau. On aurait dû se tenir dans les bras, mais on ne pensait pas aller vers la mort. Dans mon souvenir, on ne s'est même pas parlé. Je chantais sans arrêt mais, dans le wagon, plus personne ne chantait.

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J'ai eu la chance de retrouver ma mère et mes sœurs. Certains sont rentrés sans personne à retrouver

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Pour quelles raisons vous souvenez-vous encore aujourd'hui d'un geste de Simone Veil à Birkenau?
Les discours sur la solidarité dans les camps ressemblent souvent à de belles paroles creuses. Quand vous n'avez rien, vous ne donnez rien. Je n'oublierai jamais que Simone Veil m'a donné une robe. Je pense qu'elle m'a sauvé la vie en me donnant cette robe. J'avais indiqué sur le quai à mon père et à mon frère un camion, pour leur épargner la fatigue, qui les a en fait emmenés vers la mort. Je me sentais mal, je me sentais sale. Elle m'a fait me sentir à nouveau un être humain, une jeune fille. Quand je l'ai revue des années après, je lui ai parlé de cette robe. Elle avait oublié car, pour elle, il s'agissait d'un geste naturel.

Comment avez-vous tenu, à votre retour de déportation?
J'ai 20 ans et je pèse vingt-six kilos. J'ai eu la chance de retrouver ma mère et mes sœurs. Certains sont rentrés sans personne à retrouver. J'ai un caractère particulier : une gaieté. Ma mère est morte, à l'intérieur d'elle, le jour où nous avons été déportés. Rapidement après mon retour, j'ai été dans la joie. J'avais envie de rire et de vivre. Dès que j'ai repris mon travail, vendeuse sur les marchés, j'ai été happée par l'avenir.

Pourquoi avoir gardé le silence sur votre déportation durant plus de cinquante ans?
J'y pensais sans arrêt, mais je n'en parlais jamais. Ma mère évoquait la guerre de 14-18, plus de vingt-cinq ans après les événements. Alors, en rentrant des camps, je me suis dit : je ne vais pas embêter les gens avec ce que j'ai vécu. Nous sommes aujourd'hui soixante-quinze ans après les faits et, pour moi, c'est comme si cela avait eu lieu hier.

Vous témoignez de la Shoah dans les lycées. Avez-vous parfois un sentiment de lassitude?
Je ferme les yeux, je revis les événements, je n'éprouve aucun sentiment de lassitude. Je trouve les lycéens plus attentifs maintenant, grâce aux professeurs, qu'à mes débuts dans les écoles. Je ne suis pas une déportée-résistante, une héroïne, je n'ai pas d'exploit à raconter. Je n'ai rien fait : je suis une victime et on n'admire pas les victimes. Mais les lycéens sont aujourd'hui davantage à l'écoute. Ils posent toutes sortes de questions. Ils ne m'ont jamais interrogée sur les conditions d'hygiène dans les camps. Je ne me lavais pas. J'ai passé trois mois sans me laver. J'ai appris récemment que je n'étais pas seule à ne pas me laver dans les camps et j'en ai éprouvé un grand soulagement. Je ressentais de la honte à m'être laissée aller. Je suis contente d'apprendre que je n'étais pas seule.

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Je me demande qui va continuer à témoigner de cette période après notre mort. On va en parler moins puis, peut-être, plus du tout

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Est-ce que ces lycéens vous apportent quelque chose, en échange de tout ce que vous leur donnez?
Je leur dois ma vitalité. Grâce à eux, j'ai une obligation. Sans un but à honorer, je ne serais peut-être pas encore en vie. J'ai mal aux genoux, j'ai mal au bras, j'ai mal à la tête. Aucune importance. J'ai un rendez-vous et je m'y rends. Je resterais sinon seule chez moi et j'aurais sans doute encore plus mal. Je deviendrais même peut-être hargneuse.

Pourquoi demandez-vous à ceux qui vous accompagnent à Birkenau de fermer les yeux sur place?
Il ne faut pas voir, mais ressentir. Birkenau est devenu un décor de carton-pâte. Le Birkenau des déportés est celui de la saleté, de la brutalité. Aujourd'hui, il y a presque des tapis pour qu'on ne se salisse pas les pieds. Il y a lac, forêt, clairière. On trouve des endroits jolis, dans un endroit pareil. Ils existaient sans doute à l'époque. Une fois, à Birkenau, j'étais en train de creuser des fossés. J'ai levé la tête. La journée était claire, froide. J'ai vu, au loin, les Carpates. C'était beau et loin. Je m'en souviens : une seconde d'évasion.

Avez-vous confiance en la transmission de la mémoire?
Je me demande qui va continuer à témoigner de cette période après notre mort. On va en parler moins puis, peut-être, plus du tout. Je me souviens d'un élève me disant avec suspicion : comment faites-vous pour vous souvenir de tout ? Je parle les yeux fermés et je vis ce que je dis. Je me rappelle certaines choses, j'ai oublié certaines choses. Quand j'ai des doutes, je tente de connaître la vérité. Dans mon souvenir, on nous distribuait dans les camps un petit supplément de nourriture, une fois dans la semaine : un bout de saucisson, une cuillère de marmelade. Je n'arrive pas à avoir la certitude de ce souvenir. Peut-être que je me trompe et que ce petit souvenir heureux n'a jamais existé.

Comment vivez-vous la recrudescence des actes antisémites en France?
Je l'entends dire, mais je ne le vis pas. Les médias donnent beaucoup d'importance au moindre acte antisémite et, en même temps, ils ne peuvent pas les passer sous silence. J'aimerais aller voir ceux qui commettent des actes antisémites pour leur demander des explications. Ils n'en auraient sans doute pas. La France n'est pas un pays antisémite. On ne peut pas donner une telle importance à ceux qui commettent des actes ignobles. On dit que chaque antisémite a un Juif dans sa poche. Des gens ont pu être amenés à tenir des propos antisémites devant moi, sans savoir que j'étais juive. Ils me disent alors : "Mais, toi, ce n'est pas pareil." Ils ont raison. Ils me connaissent, donc ce n'est pas pareil. Les gens répètent inlassablement les mêmes préjugés concernant les Juifs ou les Arabes. La dernière fois, devant une classe de lycéens, je leur ai demandé s'ils savaient pourquoi les gens étaient antisémites. Un garçon a levé la main en me disant : "Ma famille n'est pas antisémite, mais mes grands-parents le sont. Ils disent que les Juifs sont tous riches et qu'ils sont partout à la télévision." J'ai mal au ventre à chaque fois que j'entends des propos sur les Juifs et l'argent.

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J'aime les gens et j'aime être aimée. Je trouve ridicule de se disputer, de se fâcher, de se jalouser. Je ne prends jamais les choses du mauvais côté

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Que lui avez-vous répondu?
Je ne me mets jamais en colère. Je lui ai dit : "J'aimerais bien que les Juifs soient tous riches, je serais ravie pour eux et, pour la télévision, tu peux changer de chaîne."

Qu'avez-vous ressenti à la mort de Simone Veil et de Marceline Loridan-Ivens?
Nous étions amies. J'ai revu Simone par l'intermédiaire de Marceline. Je leur en veux d'être mortes. Je n'aurai personne pour parler de moi après ma mort. Je pense à ma mort, comme tout le monde. Une seule chose m'obsède : je ne veux pas être un poids sentimental pour mes enfants. Je ne veux procurer aucun souci à mes proches.

Le rôle du témoin est-il parfois écrasant?
Je me laisse persuader que mon témoignage sert à quelque chose, même si dans le fond, parfois, j'en doute. Je me dis que j'ai peut-être retenu l'attention d'un ou deux lycéens parmi une classe entière. Dans ma démarche, il y a aussi une part d'égoïsme. Je ne témoignerai pas, si je n'y trouvais pas du sens pour moi. Dans l'immeuble, je reste la petite vieille du premier étage, la petite vieille aux rideaux bleus. Après avoir parlé devant des lycéens, le meilleur moment est celui de la fin, où un petit groupe de jeunes vient me voir. Ils sont intéressés, ils sont concernés. Tant que je tiendrai physiquement, je continuerai à témoigner.

Comment avez-vous fait pour conserver votre gentillesse?
J'aime les gens et j'aime être aimée. Je trouve ridicule de se disputer, de se fâcher, de se jalouser. Je ne prends jamais les choses du mauvais côté. Je ne saurais pas dire si j'étais comme cela avant la déportation. Peut-être que je me suis bonifiée avec le temps car il y a une période où je ne pensais qu'au travail. Boulot. Boulot. Boulot. Je ne vais pas aller voir une psychologue, à 94 ans, pour trouver une explication à mon caractère. Je ne suis pas sensible. Je pouvais pleurer, enfant, en lisant les histoires de la comtesse de Ségur. Je ne sais plus pleurer. Je ne saurais pas vous dire la dernière fois que j'ai eu la larme à l'œil.

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