Procès France Télécom : comment des techniques "d'apprentis-sorciers" ont mis les salariés en danger

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Procès France Télécom : comment des techniques "d'apprentis-sorciers" ont mis les salariés en danger

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En 2011, à Bordeaux, une marche en hommage aux salariés de France Télécom qui se sont suicidés.
En 2011, à Bordeaux, une marche en hommage aux salariés de France Télécom qui se sont suicidés.
© AFP - NICOLAS TUCAS

Le procès de France Télécom, actuel Orange, s’ouvre lundi, dix ans après la vague de suicides qu'a connue l'entreprise. Ce sont des dirigeants qui vont être jugés mais aussi une entreprise et une méthode que certains ont qualifiée de "management par la terreur" et que trois spécialistes analysent pour France Inter.

C'est un procès inédit tant par son ampleur que pour les faits qui se sont déroulés, chez France Telecom dans les années 2000. Dès lundi, sept dirigeants et cadres de l'entreprise (désormais Orange) seront jugés, et ce jusqu'au 12 juillet, devant le tribunal correctionnel de Paris. 

Didier Lombard, Louis-Pierre Wenes, ex-numéro 2, et Olivier Barberot, ex-responsable des ressources humaines, comparaîtront pour "harcèlement moral". Quatre autres cadres seront jugés pour "complicité" de ce délit. C'est d'ailleurs la première fois que la justice aura à trancher une affaire de harcèlement moral d'une telle importance, au sein d'une entreprise de cette taille.

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19 suicides, 12 tentatives

L'enquête a examiné les cas de 39 salariés : 19 se sont suicidés, 12 ont tenté de le faire et huit ont subi un épisode de dépression ou un arrêt de travail. Outre ces 39 personnes ou leurs proches, une centaine d'autres se sont constitué partie civile. À l'époque engagé dans le délicat virage de la privatisation et des nouvelles technologies, le groupe voulait supprimer 22 000 postes entre 2006 et 2008 et procéder à 10 000 changements de métier. 

En 2007, lors d’une réunion de cadres de l’entreprise, Didier Lombard, alors numéro 1 aurait expliqué : "Je ferai les départs par la porte et par la fenêtre", selon un document interne révélé par Le Parisien. Les méthodes managériales de l'époque vont donc être au cœur du procès qui s'ouvre lundi. Trois consultants que nous avons interrogés ont examiné de près les techniques : voilà ce qu'ils en retiennent.

"Ces incitations à changer, à bouger, voire à quitter la boîte étaient permanentes"

Ivan du Roy, journaliste du site d'information indépendant Basta Mag a écrit un livre-enquête, "Orange stressé", paru en 2009. À l'époque, il travaillait pour les magazines Témoignage chrétien et Politis, et a enquêté sur le malaise à France Télécom. Pendant plusieurs mois, il a rencontré les salariés et plongé dans l'univers managérial du groupe. Ivan du Roy est cité à comparaître lors du procès pour décrire ce qu'il a constaté lors de son enquête, menée au sein de l’entreprise en 2008-2009. 

"À l'époque, il y avait des formations à destination des cadres et des managers pour inciter les salariés aux changements permanents et, je cite, 'identifier les freins psychologiques des salariés'. Ces incitations à changer, à bouger, voire à quitter la boîte, étaient permanentes", explique l'auteur à France Inter. 

Dans son ouvrage, il décrit des méthodes de management qui consistent à insécuriser les salariés, leur expliquer qu'ils pouvaient partir tenter leur chance ailleurs : "Ils assumaient sans le dire une stratégie qui rendait les gens malades."

"User" les employés

Faire régner l'incertitude, muter les salariés d'un endroit à un autre : tout était utilisé pour "user" les employés de France Télécom. "Les salariés me disaient : 'on nous considère comme des pions, quand on vous demande de partir, c'est qu'à priori, on ne sert plus à rien'. Cela avait un effet délétère sur le moral des salariés d'une grande partie de l'entreprise."

L'une des "techniques" de management utilisées à France Télécom est d'ailleurs citée dans le réquisitoire : "la courbe du deuil". Cet outil est utilisé pour former les managers, pour qu'ils réagissent au mieux lorsqu'un changement important est mis en œuvre, comme une mutation importante ou une fusion d'entreprises. C'était le cas de France Télécom où 22 000 postes devaient disparaître en deux ans.

C'est en 2010 que Valéry Michaux, chercheuse et formatrice en management à la NEOMA Business School a découvert comment cette méthode a été utilisée à France Télécom. Elle a commencé à s’intéresser de près aux conséquences de cette courbe du deuil. "Les syndicats de France Télécom ont attiré l'attention des chercheurs dessus." En 2018, elle a écrit un article sur le site The Conversation intitulé "Suicides chez France Telecom-Orange : comment les managers ont été anesthésiés". Dans ce texte, elle décrit le processus. 

Une méthode qui a "anesthésié" les managers de France Télécom

"Au départ, cette courbe de deuil est introduite par les travaux d'une psychiatre, Elisabeth Kubler-Ross. Elle a travaillé -tenez-vous bien- sur les phases par lesquelles passent les gens qui sont en soins palliatifs dans les hôpitaux avant d'accepter leur propre mort", explique la chercheuse. Elle ajoute que ce principe aurait été importé dans l'univers managérial, diffusé et propagé par le Boston Consulting Group (BCG) , l'un des plus importants cabinets de consultants en management. Ainsi, l'expérience face à la mort et les phases qui l’accompagnent sont appliquées en pratique au sein de l'entreprise, lorsqu'elle est face à un changement. Le ressenti des salariés est alors comparé à celui des mourants. 

"Ils ont joué aux apprentis-sorciers"

"Ils expliquent que face aux changements, il est normal qu'il y ait un refus, qu'ensuite la colère apparaît, qu'on peut ensuite identifier des phases de résistance. À ce moment-là l'employé peut même se livrer à des actes de sabotage. Enfin, arrive la phase de décompression qui conduit à une forme de désespoir et de dépression. Il serait donc normal d'avoir des gens dépressifs face au changement. La toute dernière phase conduisant finalement à la résignation", détaille la chercheuse.

"Lesquels sont les pro-actifs, qui sont les fortes-têtes, qui fait de la résistance... Parfois on demandait aux managers et aux cabinets extérieurs de repérer les différents 'profils'", explique à France Inter un consultant intervenu au sein de France Télécom à la fin des années 2000 et qui ne souhaite pas être nommé. 

Si la courbe du deuil compare la perte d'un emploi à celle d'un être cher, elle utilise ainsi le même mécanisme pour "remonter la pente". "Sauf que quand on perd son job, on ne s'en remet pas forcement", explique ce consultant. "Des gens sont partis en dépression longue durée et ne sont jamais revenus. C'est une manipulation psychique : ils ont joué aux apprentis-sorciers."

La "courbe du deuil" toujours utilisée dans certaines entreprises

"Le cabinet qui a géré la phase de changement fin 2009 utilisait cette courbe du deuil et on s'aperçoit que cette méthode a anesthésié les managers dans le cas de France Télécom" explique Valéry Michaux. Elle regrette d'ailleurs qu'elle soit "toujours utilisée aujourd'hui" dans d'autres entreprises "parce qu'elle est pratique". 

"J'ai interpellé récemment des formateurs en leur demandant pourquoi ils continuaient à utiliser cette courbe alors que l'on sait très bien que mal utilisée, elle peut être extrêmement nocive" raconte la chercheuse. Elle ajoute que cette méthode est inutile puisqu'elle camoufle les vrais problèmes. Pour elle, les formateurs de managers en entreprises ne devraient plus l’utiliser.  

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