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Portrait

Kara Swisher, la terreur de la Silicon Valley

Mémoire vivante de l'industrie de la tech, Kara Swisher est la journaliste la plus influente sur la côte Ouest. Courtisée et redoutée, la fondatrice du site Recode fait et défait les carrières depuis 20 ans.

Mandatory Credit: Photo by David Buchan/Variety/REX/Shutterstock (9319380p)Kara SwisherNational Geographic 'America Inside Out with Katie Couric' TV show panel, TCA Winter Press Tour, Los Angeles, USA - 13 Jan 2018/Rex_KatieCouric_9319380P/1801132246
Mandatory Credit: Photo by David Buchan/Variety/REX/Shutterstock (9319380p)Kara SwisherNational Geographic 'America Inside Out with Katie Couric' TV show panel, TCA Winter Press Tour, Los Angeles, USA - 13 Jan 2018/Rex_KatieCouric_9319380P/1801132246 (Buchan/Variety/Shutters/SIPA)

Par Elsa Conesa

Publié le 6 mai 2019 à 09:51

Elle arrive, ses éternelles lunettes de soleil aviateur sur le nez, téléphone à la main. Ressort un instant, revient, puis repart chercher une salade - « je n'ai rien mangé depuis ce matin ». Commence une phrase, regarde par-dessus ses lunettes et s'interrompt pour tweeter à son 1,3 million d'abonnés (421 retweets dans l'heure).

Kara Swisher est un personnage, dans tous les sens du terme. Avec sa coupe courte, ses lunettes noires et sa repartie, elle est à la tech ce qu'Anna Wintour est à la mode : une icône. A cinquante-six ans, elle a vu naître Netscape et AOL, a réuni sur scène Steve Jobs et Bill Gates, a précipité la chute de Yahoo! et donné des sueurs à Mark Zuckerberg, littéralement. Ce n'est pas un hasard si HBO lui a demandé de jouer son propre rôle dans la série « Silicon Valley » : celui de la journaliste incontournable, qui fait trembler les startuppeurs comme les patrons des Gafa, dont elle fait et défait les destinées depuis vingt ans. « Si Kara dit que telle boîte dans la Valley est celle qu'il faut suivre, les gens l'écoutent, résume l'ancien patron de Twitter, Dick Costolo. C'est de loin la meilleure journaliste ici, tout le monde vous le dira. Les gens surveillent de près qui elle fait parler, qui elle invite à sa conférence ou dans ses podcasts. C'est toujours une indication. »

Style direct

Kara Swisher est une sorte de mémoire de cette usine à fantasmes qu'est la Silicon Valley. Les jeunes entrepreneurs, incapables de citer le nom du PDG d'IBM, ont les yeux qui brillent en entendant son nom, oubliant jusqu'au média qu'elle représente : le « Wall Street Journal » dans les années 2000, puis Re/code et, depuis l'an dernier, le « New York Times ». « S'afficher avec Kara, c'est le truc dont tous les techies veulent se vanter, admet une journaliste concurrente. C'est une star, même chez les plus jeunes. Elle est très respectée. Les gens la veulent. » Comme ceux de la série d'HBO, qui se demandent, avant de lancer un nouveau produit, s'il « faut en parler à Kara Swisher ». « Elle n'est pas un peu trop dure ? » hésitent-ils.

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 Les gens ont peur d'elle, et en même temps ils lui font confiance, ce n'est pas une combinaison ordinaire. 

Si sa renommée dépasse le seul monde de la tech, ce n'est pas seulement le fait de son expérience et de sa longévité, mais aussi de son style très direct, qui a longtemps tranché avec celui d'une presse spécialisée réputée complaisante. « Pour mettre les pieds dans le plat, c'est la meilleure, dit son confrère Walt Mossberg, autre journaliste de légende dans la tech. Elle sait parfaitement alterner des questions attendues et des questions totalement inopinées. » A quelques mois de la mort de Steve Jobs, alors que celui-ci, très affaibli, participe pour la sixième fois à une conférence animée par le tandem - la seule à laquelle il ait jamais accepté de venir -, elle l'interrompt. « Comment vous voyez les dix prochaines années ? » demande-t-elle, devant un public médusé .

Les ego démesurés de la Silicon Valley ne l'impressionnent guère. Même en privé, elle adore les bousculer un peu. Comme lorsqu'elle demande à un célèbre investisseur les raisons qui l'ont poussé à faire « cet affreux lifting dont tout le monde parle tout bas ». Ou s'amuse à ne pas en reconnaître un autre, lorsqu'elle le croise dans les soirées. Ou vante les mérites du MIT à un ancien d'Harvard. « Dans la Valley, les gens sont habitués à avoir en face d'eux une bande de fans parce qu'ils sont riches et puissants, explique-t-elle depuis son bureau de Washington. Je m'en fous qu'ils ne m'aiment pas, si je veux être aimée, j'achète un chien. » Résultat : c'est elle qui les impressionne. « Les gens ont peur d'elle, et en même temps ils lui font confiance, ce n'est pas une combinaison ordinaire », a expliqué le magnat des médias Barry Diller au « New York Magazine ».

Conférences d'un nouveau genre

De son propre aveu, Kara Swisher aurait rêvé d'être espionne. « J'étais gay, c'était incompatible à l'époque », tranche-t-elle. Le journalisme est son plan B, mais elle montre vite ses prédispositions. Quand elle repère des erreurs dans un papier du « Washington Post » sur l'université de Georgetown, où elle étudie, elle appelle le chef de service pour se plaindre. « Il m'a trouvée marrante et odieuse, deux qualités qu'il jugeait importantes pour être journaliste,et il m'a embauchée », se souvient-elle.

Quelques années plus tard, elle se retrouve à couvrir une minuscule entreprise, installée derrière un garage non loin de Washington : c'est America On Line, petit fournisseur d'accès qui s'offrira Time Warner cinq ans plus tard. « Ca n'intéressait personne, les gens n'y comprenaient rien, raconte-t-elle. Moi je comprenais Internet. Mais tous ces types avaient déjà un discours quasi religieux. Ils étaient convaincus qu'ils allaient changer le monde, qu'ils créaient bien plus que des produits, et que tout ça n'était pas une question d'argent… Evidemment qu'ils faisaient ça pour l'argent. Et ça n'était rien de plus que des produits. »

 Nous voulions un vrai produit journalistique, fait par la rédaction. Comme si on interrogeait les gens au téléphone, mais sur scène. 

Walt Mossberg, de quinze ans son aîné, la repère et la fait embaucher au « Wall Street Journal », à San Francisco. Très vite, le tandem imagine des conférences d'un genre nouveau. « Il y avait beaucoup de conférences de mauvaise qualité, contrôlées par les entreprises, explique-t-il. Nous étions très sarcastiques et pensions que nous pouvions faire mieux. Nous voulions un vrai produit journalistique, fait par la rédaction. Comme si on interrogeait les gens au téléphone, mais sur scène. » Sans slides, sans panel, sans sponsors ou discours préparés par d'autres.

Le premier numéro, en 2003, fait un tabac et impose le format, devenu incontournable. La liste d'attente pour y assister est aussi célèbre que celle des invités : Steve Jobs, Bill Gates, Elon Musk, Jeff Bezos, Sergey Brin, Sheryl Sandberg, Steve Case, Tim Cook, entre autres, s'y succèdent au fil des années. Kara Swisher, elle, y développe ce ton distancié et moqueur qui deviendra sa marque de fabrique. Personne n'a oublié l'instant où le jeune Mark Zuckerberg s'est mis à suer à grosses gouttes, alors qu'elle le cuisinait sur la protection des données par Facebook, en 2010. « Vous voulez enlever le 'hoodie' ? » lui demande-t-elle. « Je n'enlève jamais le 'hoodie' », répond-il, en s'épongeant fébrilement le front, peinant à articuler trois mots. Avant de changer d'avis, et de lui tendre son sweat. « Les amis, c'est un grand moment dans l'histoire d'Internet ! » ironise-t-elle.

« Sherlock Homo »

« J'ai souvent été appelé par des gens qu'elle allait interviewer et qui me demandaient des conseils, raconte Dick Costolo, passé au gril plusieurs fois. Mon conseil est toujours le même : jouez le jeu, ne vous défilez pas. Si vous refusez de répondre, elle ne vous lâchera pas. Contrairement à d'autres journalistes, elle n'acceptera jamais une non-réponse. »

 Kara a fait tomber Yahoo! à elle toute seule. Elle a tout sorti, elle avait tous les e-mails internes, elle savait tout. L'ancienne patronne Marissa Mayers la hait. 

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Cette opiniâtreté, qui lui vaut le surnom de « Sherlock Homo », lui a aussi permis de raconter avant les autres bien des secrets des grands noms de la Vallée. C'est elle qui, la première, dévoile le rachat de Time Warner par AOL avec une poignée de journalistes du « Wall Street Journal » en 2000, ou celui de Tumblr par Yahoo! en 2013. Elle aussi qui annonce l'arrivée de Sheryl Sandberg chez Facebook, qui expose les mensonges cachés dans le CV du patron de Yahoo!, Scott Thompson, puis chronique la chute de cette ancienne icône du Net. « Kara a fait tomber Yahoo! à elle seule, reconnaît une consoeur. Elle a tout sorti, elle avait tous les e-mails internes, elle savait tout. L'ancienne patronne Marissa Mayers la hait. » La légende raconte que la dirigeante aurait présenté en interne un graphique sur l'impact des papiers de Kara Swisher sur le cours de Yahoo! « C'est une plaisanterie courante dans la Silicon Valley,a confié Sheryl SandbergQuand les gens écrivent des notes internes, ils disent 'j'espère que Kara ne verra jamais ça'. »

Sa pugnacité lui a valu quelques inimitiés - comme le fondateur de Netscape, Marc Andreessen, qui a refusé de lui parler pendant plusieurs années. Mais rares sont ceux qui la boudent encore aujourd'hui. Jerry Yang - l'ancien patron de Yahoo! -, qu'elle n'avait pourtant pas ménagé, l'a ainsi aidée à trouver des investisseurs quand elle a créé la plate-forme Re/code avec Walt Mossberg en 2013. Et lorsqu'elle fête ses cinquante ans à l'hôtel Fairmont de San Francisco, des dizaines de stars de l'industrie sont là pour trinquer. Comme Dick Costolo, qui a fait un discours, Susan Wojcicki, la patronne de YouTube venue en famille, ou encore Dave Goldberg, qui a fait une imitation d'elle très remarquée. « Ce ne sont pas mes vrais amisc'est mon ex qui les avait invités, se justifie-t-elle. J'ai été super dure dans mes papiers avec la plupart de ceux qui étaient là. Je ne sais pas pourquoi ils viennent. Peut-être qu'ils aiment bien se faire battre. »

« Name dropping »

Kara Swisher ne s'en cache pas, elle a été mariée à Megan Smith, qui fut l'une des dirigeantes de Google pendant dix ans avant de rejoindre l'administration Obama. Outre une déclaration d'intérêt longue comme le bras sur le site de Re/code, elle s'est toujours interdit d'écrire sur Google. « C'est un sujet avec lequel je ne rigole pas du tout », prévient-elle. « Kara parvient très bien à compartimenter sa vie privée et sa vie de journaliste, assure Dick Costolo. Elle ne mélange pas les genres, c'est comme si c'étaient deux personnes différentes. Ca simplifie les choses pour ses interlocuteurs. »

 Si vous voulez étudier les lions, il faut savoir comment vivent les lions. La question, c'est de ne pas entrer dans le cercle. Mais je ne crois pas qu'on puisse m'accuser d'en faire partie. 

« Le secret le mieux gardé, c'est qu'elle est moins agressive qu'elle en a l'air, persifle une consoeur, qui raille sa tendance à faire du « name dropping » et à se mettre en scène sur les réseaux sociaux. C'est une sorte de jeu. Elle connaît tous ces gens très bien parce qu'elle passe beaucoup de temps avec eux, c'est comme ça qu'elle a des infos. Elle en sait toujours plus que ce qu'elle écrit. » Kara Swisher, elle, répond qu'il est « difficile de les critiquer si vous ne comprenez pas comment ils travaillent. Si vous voulez étudier les lions, il faut savoir comment vivent les lions. La question, c'est de ne pas entrer dans le cercle. Mais je ne crois pas qu'on puisse m'accuser d'en faire partie. »

Son discours sur le poids de ces nouveaux géants et leurs dérives sur la vie politique depuis 2016 s'est de fait beaucoup durci. Dans ses chroniques hebdomadaires, elle milite inlassablement pour une supervision plus resserrée. « Ce pays a renoncé à réglementer la tech, s'emporte-t-elle. Ces entreprises sont devenues des mammouths, plus rien ne justifie qu'elles bénéficient encore des protections conçues pour protéger l'innovation dans les start-up il y a vingt ans. Il y aurait mille façons de faire pour les encadrer mieux. » Sa place particulière dans l'écosystème l'a poussée à envisager de briguer la mairie de San Francisco, avant d'y renoncer. A défaut, cette démocrate se verrait bien cuisiner Trump : « Je veux le cueillir quand il sera parfaitement en confiance. »

Elsa Conesa  (Envoyée spéciale à Washington)

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