Mais qu'est-ce que l'esthétique « camp » ?

Le camp, c’est quoi ? Théorisée par l’essayiste américaine Susan Sontag, cette esthétique est à l’honneur au Metropolitan Museum de New York. Par Pierre Groppo
Mais qu'estce que l'esthtique « camp »
Courtesy of the metropolitan Museum of Art/Johnny Dufort 2019

C’était l’époque où les minijupes raccourcissaient sous les ciseaux de la styliste anglaise Mary Quant. Courrèges venait de lancer son look futu­riste et Yves Saint Laurent mettait la touche finale à sa robe Mondrian. La mode européenne bouillonnait et, de l’autre côté de l’Atlantique, paraissait un petit traité en 58 points : Notes on « Camp », premier d’une très longue série de publications de l’essayiste américaine Susan Sontag (1933-2004). Il interrogeait l’émergence d’une nouvelle esthétique. Une « sensibilité », dans les mots de Sontag, un « dandysme à l’âge de la culture de masse » qui mêle allègrement le kitsch, le drôle et le glamour. « La marque de fabrique du camp est l’esprit d’extra­va­gance. Une femme qui se promène dans une robe faite de trois millions de plumes est camp », écrit-elle. Punto, basta. Ce n’est pas Pierpaolo Piccioli, le directeur artistique de Valentino, qui s’en plaindra. Pendant la semaine de la couture de juillet 2018, il avait fait défiler Kaia Gerber, la nouvelle it-girl des podiums, dans une robe rose entièrement rebrodée de plumes d’autruche. « Camp », aurait dit Sontag ? Camp, a sans doute pensé Andrew Bolton, le commissaire en chef du Costume Institute du Metropolitan Museum de New York, qui a retenu ce thème pour la grande exposition de mode annuelle qui débute le 9 mai, précédée en fanfare par le gala du Met, peut-être l’événement le plus camp (malgré lui). Pour les néophytes, cette montée des marches et la soirée caritative qui s’ensuit sont la plus grande compétition de mode et de célébrités au monde. Pensez à Rihanna dans sa robe à traîne queen-size (Guo Pei, 2015) ou sa tenue de pape entièrement rebrodée (Maison Margiela, 2018), et vous aurez une idée de la « campitude » de la chose.

Tenue Bertrand Guyon pour Schiaparelli (automne-hiver 2017)

La mode peut-elle être, à proprement parler, camp ? Pour y répondre, coup de fil à Patrick Mauriès, auteur au Seuil en 1979 du Second manifeste camp (réédité chez L’Éditeur singulier en 2012), geste déjà hautement camp en lui-même. « Le camp, c’est indéfinissable : c’est une question de degré, de curseur, une manière de prendre les choses non pas au deuxième, mais au trentième degré, s’amuse-t-il. La mode est bien sûr un lieu possible du camp, puisque c’est le lieu de l’apparence, mais le camp implique aussi une certaine forme d’esprit, d’insouciance et d’irrespect. » À l’origine réservé à l’argot des acteurs homosexuels des années 1950, le camp présente une infinité de nuances, frôlant le mauvais goût, prônant l’outrancier et le (gentiment) subversif. D’après Sontag, « la sensibilité camp est désengagée et dépolitisée », ce qui exclut d’emblée toute surchauffe de politiquement correct et d’inclusivité à tout-va. Soyez léger.ère.s, chéri.e.s. Les autres, on s’en fout – mais sans méchanceté, prône le camp, à la manière de ces Marilyn et Sandrine qui, devant la porte des Bains ou du Queen, faisaient les nuits de Paris dans les années 1990 : « Toi, oui ; toi, non ; désolée, pas ce soir. »

Tenues Walter Van Beirendonck (2009) et Vivienne Westwood (1989)

Patrick Mauriès sourit : « Le camp est un de ces jeux que la mode adore : qui en est, qui n’en est pas, sur un mode improvisé et joyeusement arbitraire. » Seront donc camp – à notre avis et de manière totalement discrétionnaire : les « précieuses » du XVIIe siècle et les collections d’Alessandro Michele chez Gucci, Karl Lagerfeld et le soulier de Marie-Antoinette, le chapelier Stephen Jones, le tailleur Chanel (très accessoirisé), la vraie fourrure, le faux bijou, la coupe de cheveux d’Anna Wintour, la plupart des clientes haute couture, les bouquets de glaïeuls et les mannequins qui boudent, tout comme n’avoir pas fait la fête mais oublier quand même de se lever pour aller à un défilé. Pour le reste, c’est à New York qu’il faudra vérifier.

Notes on « Camp » de Susan Sontag (Penguin Classics)