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L’enquête qui a dévoilé les crimes contre les Rohingyas en Birmanie

Wa Lone et Kyaw Soe Oo, les deux journalistes birmans de l’agence Reuters condamnés à 7 ans de prison pour «violations de secrets d’Etat», ont été libérés mardi. Nous publions ici l’enquête qui leur a valu cette sanction scandaleuse et le Prix Pulitzer

Depuis la fin du mois d’août, près de 690 000 Rohingyas ont fui leurs villages et franchi la frontière du Bangladesh. Camp de réfugiés Palong Khali, Cox's Bazar, Bangladesh. — © Kevin Frayer/Getty Images
Depuis la fin du mois d’août, près de 690 000 Rohingyas ont fui leurs villages et franchi la frontière du Bangladesh. Camp de réfugiés Palong Khali, Cox's Bazar, Bangladesh. — © Kevin Frayer/Getty Images

Après des mois de pression internationale sur le gouvernement d’Aung San Suu Kyi, les deux journalistes de Reuters condamnés à 7 ans de prison en Birmanie pour leur enquête sur le massacre des Rohingyas ont été libérés.

Publié en février par l’agence de presse britannique, le récit exclusif de Wa Lone et Kyaw Soe Oo révélait comment dix villageois rohingyas avaient été exécutés, en septembre 2017, par des soldats birmans. Une vague de violence sans précédent s’abattait alors sur la province d’Arakan. Les persécutions de l’armée birmane envers les Rohingyas avaient forcé 700 000 membres de la minorité musulmane à se réfugier au Bangladesh.

Les deux journalistes ont été arrêtés en décembre 2017, soit avant la publication de leur travail par l’agence Reuters. L’enquête de nos confrères leur a valu le Prix Pulitzer, plus haute récompense du journalisme aux Etats-Unis. Nous la publions ici, en guise de soutien confraternel et d’engagement pour la liberté de la presse, toujours très menacée en Birmanie et dans de nombreux autres pays. LT

Les dix captifs rohingyas, attachés les mains dans le dos et reliés les uns aux autres par une cordelette, regardent leurs voisins bouddhistes creuser une sépulture. Nous sommes le 2 septembre au matin. Quelques instants plus tard, les dix seront morts, deux tombés sous les coups de machette de villageois bouddhistes, les autres sous les balles de soldats.

Un vieil homme d’Inn Din nous a remis trois photographies prises entre l’arrestation des dix hommes par des soldats, dans la soirée du 1er septembre, et leur exécution, le 2 septembre, peu après 10 heures du matin.

«Une tombe pour dix hommes, résume Soe Chay, un ancien soldat retiré dans le village qui dit avoir été l’un de ceux qui ont creusé la fosse. Quand ils ont été enterrés, certains poussaient encore des cris.» Cette tuerie est l’un des épisodes de la violente crise qui secoue depuis des mois l’Etat d’Arakan, dans le nord de la Birmanie. Depuis la fin du mois d’août, près de 690 000 Rohingyas ont fui leurs villages et franchi la frontière du Bangladesh.

Un possible génocide

Les Rohingyas, communauté musulmane, accusent l’armée birmane d’incendies volontaires, de viols et de meurtres. Les Nations unies ont évoqué un possible génocide. Le pouvoir birman parle pour sa part d’opérations légitimes de sécurisation consécutives à des attaques menées contre des postes de police par les insurgés de l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan (ARSA).

L’agence Reuters a reconstitué le déroulement des journées ayant précédé la mort de ces dix hommes dans la localité d’Inn Din, un village de pêcheurs de 7000 habitants environ, à une cinquantaine de kilomètres au nord de la capitale régionale, Sittwe, recueillant notamment le récit de villageois bouddhistes qui ont admis avoir participé à la tuerie. Le témoignage de membres des forces de sécurité implique aussi pour la première fois des soldats et des policiers paramilitaires.

«Des opérations de sécurité»

Les événements ont débuté le 25 août, quand des rebelles rohingyas ont attaqué une trentaine de postes de police et une base militaire de l’Etat d’Arakan. L’attaque la plus proche s’est produite à quatre kilomètres à peine au nord d’Inn Din.

Craignant pour leur sécurité, plusieurs centaines de bouddhistes d’Inn Din ont cherché refuge dans un monastère. Un habitant, San Thein, a expliqué que les villageois bouddhistes craignaient d’être attaqués par leurs voisins musulmans. Le 27 août, quelque 80 soldats de la 33e Division d’infanterie légère de l’armée birmane prennent position dans le village et s’engagent à les protéger. Cinq villageois de confession bouddhiste racontent que l’officier commandant le détachement a annoncé aux habitants qu’ils pourraient se porter volontaires pour participer à des opérations de sécurité.

Dans les jours qui ont suivi, selon les récits d’une dizaine d’habitants bouddhistes, des soldats, des policiers et des villageois organisés en groupes de sécurité, armés de machettes, de bâtons et, pour certains, d’armes à feu, ont incendié la plupart des maisons des Rohingyas musulmans.

La voix d’un enfant dans une maison qui brûle

Un des policiers dit avoir reçu l’ordre oral de la part de son commandant pour «aller nettoyer» les zones d’habitation des Rohingyas. Il dit avoir compris qu’il fallait détruire ces maisons. Un autre policier raconte que des raids ont également été menés dans les environs pour empêcher les Rohingyas de revenir. Des soldats et des policiers portaient des vêtements civils afin de ne pas être reconnus.

Un assistant médical de l’infirmerie d’Inn Din, Aung Myat Tun, 20 ans, a raconté qu’il a pris part à plusieurs de ces raids. «Les maisons des musulmans étaient faciles à brûler, avec leurs toits de chaume, raconte-t-il. Les anciens du village enroulaient des robes de moine au bout de bâtons, les arrosaient d’essence et faisaient ainsi des torches. Nous n’avions pas le droit d’emmener de téléphone. La police nous a dit qu’elle tuerait ceux qui prendraient des photos.» Un témoin affirme avoir entendu la voix d’un enfant dans une des maisons qui ont brûlé.

Biens pillés et revendus

Soe Chay, le soldat retraité qui a creusé les fosses des dix Rohingyas, dit qu’il a participé à une autre tuerie. Les militaires ont découvert trois hommes et une femme rohingyas derrière une meule de foin. L’un d’eux avait un téléphone qui pouvait être utilisé pour prendre des photos incriminantes. Les soldats ont dit à Soe Chay de faire ce qu’il voulait de lui. «J’ai commencé à le frapper avec une machette et un soldat a tiré sur lui quand il est tombé à terre.»

Lorsque les Rohingyas ont fui Inn Din, leurs anciens voisins se sont emparés de leurs poulets et de leurs chèvres. Les biens de plus grande valeur, comme les bovins ou les motos, ont été collectés par le commandant du 8e Bataillon de police de sécurité et revendus, selon un policier et l’administrateur du village.

Joint par téléphone, ce commandant, Thant Zin Oo, s’est refusé à tout commentaire. Un porte-parole de la police, le colonel Myo Thu Soe, a annoncé pour sa part qu’une enquête serait menée sur ces allégations de pillage.

«Ils ont pointé mon mari et lui ont demandé de venir»

Le 1er septembre, plusieurs centaines de Rohingyas d’Inn Din tentent de se mettre à l’abri sous des bâches sur une plage voisine de leur village. Parmi eux, disent des témoins, se trouvent les dix qui seront capturés dans la soirée et tués le lendemain.

Aujourd’hui réfugiées au Bangladesh, les familles ont identifié les dix victimes d’après des photos qui leur ont été montrées. Cinq d’entre eux, Dil Mohammed, 35 ans, Nur Mohammed, 29 ans, Shoket Ullah, 35 ans, Habizu, 40 ans, et Shaker Ahmed, 45 ans, sont des pêcheurs ou des vendeurs de poissons. Deux autres, Abul Ashim, 25 ans, et Abdul Majid, 45 ans, tiennent des magasins; deux, Abulu, 17 ans, et Rashid Ahmed, 18 ans, sont étudiants, et le dernier, Abdul Malik, 30 ans, est un prédicateur musulman.

Ce 1er septembre, l’imam, Abdul Malik, retourne au village pour récupérer des vivres et des bambous afin de consolider son abri. Lorsqu’il regagne la plage, sept soldats au moins et des villageois armés le suivent. Arrivés sur la plage, les militaires réunissent les Rohingyas – ils sont environ 300 – et choisissent les dix hommes. «Je ne pouvais pas très bien entendre mais ils ont pointé mon mari et lui ont demandé de venir, raconte Rehana Khatun, 22 ans, la femme de Nur Mohammed. Les militaires ont dit qu’ils voulaient des hommes pour une réunion. Ils ont dit au reste d’entre nous de rester sur la plage.»

Une première photographie prise ce soir-là montre les dix hommes agenouillés sur un des chemins du village. Le lendemain, ils sont conduits près d’un cimetière bouddhiste où ils sont de nouveau photographiés. Des membres des forces de sécurité les interrogent sur la disparition d’un fermier bouddhiste du village du nom de Maung Ni.

Des témoins disent que Maung Ni a disparu le 25 août à l’aube, alors qu’il était avec son troupeau. Plusieurs témoins disent qu’il aurait été tué mais n’avoir jamais eu confirmation d’un lien entre cette disparition et les dix captifs.

L’imam est décapité par le premier des fils

Trois témoins racontent la suite: les dix hommes sont conduits par des soldats jusqu’à l’endroit où ils vont mourir. D’après Soe Chay, le militaire à la retraite qui a aidé à creuser la fosse, le commandant de l’escouade propose aux fils de Maung Ni, le fermier disparu, de leur porter les premiers coups.

Abdul Malik, l’imam, est décapité par le premier fils; le second lève sa machette et l’abat sur le cou d’un autre captif. Les huit autres sont tués. Puis deux ou trois balles sont tirées dans le corps de chacun. Les cadavres des dix hommes sont alors jetés au fond de la fosse. C’est la troisième photo.

En octobre, des habitants d’Inn Din ont montré aux deux reporters de Reuters le lieu supposé de l’exécution. Les reporters ont vu un chemin fraîchement tracé, de la terre retournée semée d’ossements, de bouts de tissus et de cordes. Des photos ont été montrées par Reuters à trois médecins légistes internationaux qui affirment qu’il s’agit d’ossements humains. «Mon mari est mort, dit Rehana Khatun. Il est parti pour toujours. Je ne demande rien que la justice pour sa mort.»

L’homme qui a remis les photos aux journalistes de Reuters explique son geste: «Je veux être transparent dans cette affaire. Je ne veux pas qu’elle se reproduise à l’avenir.»