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Enquête

L'âpre combat de l'Amérique contre les opioïdes

Le Tennessee, l'un des Etats les plus touchés par la crise des médicaments dérivés de l'opium, a mis en place l'an dernier de nouvelles lois. Médecins, associations et pouvoirs publics tentent de faire changer les habitudes. Mais les morts par overdose continuent de grimper en flèche et le combat s'annonce long.

Le nombre d'overdose a triplé depuis le début des années 2000 aux Etats-Unis. Et les deux tiers de ces overdoses ont été générées par des opioïdes, comme le fentanyl ou le tramadol, 100 fois plus forts que la morphine, qu'ils soient délivrés sur ordonnance ou non
Le nombre d'overdose a triplé depuis le début des années 2000 aux Etats-Unis. Et les deux tiers de ces overdoses ont été générées par des opioïdes, comme le fentanyl ou le tramadol, 100 fois plus forts que la morphine, qu'ils soient délivrés sur ordonnance ou non (Victor Moussa / Shutterstock)

Par Nicolas Rauline

Publié le 9 mai 2019 à 07:22

Tout juste diplômé de Stanford, Michael Hermann a choisi de s'installer à Chattanooga, dans le Tennessee. Ce jeune médecin, spécialisé dans le traitement de la douleur, sait que l'Etat est l'un des plus durement touchés par la crise des opioïdes, qui frappe le pays depuis plusieurs années . Il sait aussi que la tâche qui l'attend est immense : les Etats-Unis consomment 80 % des opioïdes produits dans le monde. « Je veux montrer aux gens qu'il existe d'autres moyens pour soigner la douleur, qu'il y a des thérapies alternatives plus saines », explique-t-il.

Depuis qu'il est en poste au Parkridge Medical Center, il voit régulièrement des patients qui présentent des signes d'addiction. « Le dialogue n'est jamais facile, on n'admet pas facilement qu'on est dépendant, ajoute-t-il. Les gens sont un peu perdus, pris au milieu de plein de choses. Pendant des années, on leur a expliqué que ces médicaments étaient inoffensifs, on les a même incités à en prendre. Et tout d'un coup, on leur dit d'arrêter. »

 Pendant de nombreuses années, la crise a été sous-estimée car personne ne voulait partager ces informations 

Dans le Tennessee, le problème est ancien. Comme dans toutes les Appalaches, la consommation d'opioïdes y fait des ravages depuis près de trente ans. Et les statistiques y sont de plus en plus affolantes. En 2017, on y a recensé 1.776 morts par overdose. Le nombre a triplé depuis le début des années 2000. Et les deux tiers de ces overdoses ont été générées par des opioïdes, comme le fentanyl ou le tramadol, 100 fois plus forts que la morphine, qu'ils soient délivrés sur ordonnance ou non.

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Près de 400.000 habitants du Tennessee, sur une population de 6,8 millions, ont des problèmes d'addiction, à l'alcool, aux drogues ou aux médicaments. Mais, ici plus qu'ailleurs encore, le corps médical a été montré du doigt. Car l'on sait désormais qu'une partie des overdoses est directement liée à la surconsommation de médicaments opioïdes délivrés légalement, sur ordonnance. « Pendant de nombreuses années, la crise a été sous-estimée car personne ne voulait partager ces informations, nous savions qu'il y avait un problème, mais nous manquions de données », constate l'ancienne présidente de la Tennessee Medical Association, Nita Shumaker.

« Usines à pilules »

Dans le Tennessee, comme dans quelques autres Etats américains, en particulier ceux de la Rust Belt (la Virginie occidentale, l'Ohio ou la Pennsylvanie), les opioïdes se sont installés peu à peu. Ces Etats ont été historiquement des terres d'ouvriers, au travail pénible, plus exposés aux accidents, et donc aux traitements qui en découlent. Il faut ajouter à cela des revenus modestes, qui font que beaucoup n'ont pas les moyens de se soigner correctement, les défaillances du système de santé américain, une crise qui a touché ces régions de plein fouet et une « culture du médicament » qui prévaut. Tous les ingrédients d'un cocktail explosif.

 Ces cliniques ne prennent pas de rendez-vous, n'acceptent que le paiement en espèces, sans prendre d'assurance-maladie. Et les patients attendent bien souvent sur le parking… 

Dans la région, on continue de découvrir des « usines à pilules ». Des cliniques étaient connues pour avoir la prescription facile et l'on faisait des dizaines de kilomètres pour s'y fournir… « Au premier coup d'oeil, il est difficile de déceler ce type d'établissement, confiait récemment un responsable de la police. Mais en regardant de plus près, on s'aperçoit que ces cliniques ne prennent pas de rendez-vous, n'acceptent que le paiement en espèces, sans prendre d'assurance-maladie. Et les patients attendent bien souvent sur le parking… » De véritables dealers institutionnalisés. En octobre, l'agence fédérale de lutte contre les drogues, la DEA, a noté que les pharmacies du comté de Clay, 7.800 habitants dans le nord-est du Tennessee, avaient commandé 1,5 million de cachets sur l'année 2017. De quoi fournir 270 pilules à chaque habitant, homme, femme, enfant ou vieillard…

Le temps d'une génération

Certaines histoires sont encore plus sordides. Un médecin de soixante-dix-huit ans est accusé d'avoir délivré des prescriptions médicales à des patientes en échange de rapports sexuels. Ailleurs, des médecins ont gagné plusieurs milliers de dollars par an en faisant des faux. Et ces faux étaient parfois destinés à des revendeurs qui alimentaient ainsi des dizaines de clients… « Il y a des brebis galeuses dans toutes les professions. Nous avons été stricts en radiant ces individus dès que leur culpabilité a été établie », se défend Dave Chaney, vice-président de la Tennessee Medical Association, qui représente les intérêts des médecins.

Les rapports des experts sont alarmants. Une étude a montré récemment qu'un patient sur quatre qui commence à prendre ce type de médicaments deviendra dépendant. Dans le Tennessee, ce sont 1.000 bébés qui naissent déjà dépendants aux drogues chaque année. Selon une étude de trois chercheurs de Stanford, même les mesures les plus drastiques auront des effets limités : la distribution croissante de naloxone, un médicament d'urgence à administrer en cas d'overdose, une surveillance accrue des ordonnances et le développement de traitements alternatifs contre la douleur ne feraient baisser le nombre de morts que de 12 % sur la prochaine décennie. Il faudra au moins une génération pour vraiment faire reculer le phénomène.

Une vaste base de données

En 2015, le nombre de prescriptions médicales dans le Tennessee (7,8 millions) a dépassé le nombre d'habitants. Plus de 500.000 d'entre elles étaient fausses. Et le Suboxone - destiné à traiter la dépendance aux opiacés mais qui en contient - était alors le médicament le plus acheté dans tout le Tennessee. C'est une prise de conscience, les autorités locales décident d'agir. Le gouverneur républicain Bill Haslam originaire de Knoxville, là où la crise est la plus forte, débloque plus de 30 millions de dollars pour lancer un grand plan anti-opioïdes.

 On peut comparer notre politique à celle qui a été menée contre le tabac ou pour la sécurité routière. 

Avant la fin de son mandat, l'an dernier, il parvient à faire adopter de nouvelles lois. Désormais, pour des opioïdes, les prescriptions médicales ne peuvent excéder plus de 10 jours, et 20 jours après une intervention chirurgicale. L'Etat décide aussi de mettre en place une hotline. Impossible de la rater : elle s'affiche sur tous les panneaux publicitaires des villes du Tennessee, et sur les « highways » qui traversent l'Etat.

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Toutes les prescriptions seront désormais informatisées, pour assurer un meilleur suivi. Et une gigantesque base de données est créée, dans laquelle médecins et pharmaciens peuvent voir les antécédents du patient, les médicaments qu'il a pris, les complications… Les défenseurs des données personnelles s'inquiètent ? Tant pis : à situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. Depuis que cette base de données a été mise en place, il y a neuf mois, le « shopping médical » aurait été réduit de moitié.

Le plan Tennessee Together, mis en place par l'Etat, tente de dédramatiser et surtout d'éduquer les populations, tout en les impliquant dans l'action. « On peut comparer notre politique à celle qui a été menée contre le tabac ou pour la sécurité routière », explique Kevin Liska, directeur exécutif d'iCube, un programme de l'université technologique du Tennessee, choisi pour animer les actions menées contre les opioïdes.

Des défis de taille

« TN Together » a donc organisé des concours entre écoles sur le thème de la prévention : plus l'activité réalisée touchait de personnes, plus l'école remportait des points. iCube a aussi mis au point un jeu en réalité virtuelle pour sensibiliser aux effets des drogues. Des associations ont donné des formations aux habitants pour utiliser le naloxone, des fonds ont été levés pour venir en aide aux malades et payer leur traitement, des habitants d'un village se sont offert un panneau publicitaire pour relayer le numéro d'information… Et tous sont appelés à partager leur expérience sur un site dédié .

En moins de six mois, ce sont près de 5.000 personnes qui auraient participé à ces activités. « La première étape était de reconnaître qu'il s'agissait bien d'une crise et de faire appel à toutes les bonnes volontés, car tout le monde a un proche ou connaît quelqu'un qui est touché par le problème. Puis il fallait déculpabiliser tous ces gens, que l'on montre souvent du doigt. Ces actions y participent », résume Alexis McAllister, la coordinatrice d'iCube.

Ces initiatives seront toutefois loin d'être suffisantes pour remédier à la crise. « Tout le monde doit être concerné, les pouvoirs publics, les forces de l'ordre, les entreprises de la région, les prisons, le personnel médical, les compagnies d'assurances santé… car c'est un phénomène qui touche toutes les facettes de la société », avance Jamie Bergmann, vice-présidente de l'ONG United Way, qui a fait de la lutte contre les opioïdes l'une de ses priorités, à Chattanooga.

 La triste réalité, c'est que l'oxycodone reste le médicament le moins cher pour traiter la douleur. Et la grande majorité des gens, ici, n'a pas les moyens de se payer d'autres traitements 

Tout le monde semble jouer le jeu et le sujet dépasse les clivages politiques entre démocrates et républicains. Mais de nombreux problèmes demeurent. A commencer par le manque de moyens dans certaines communautés. Si une ville comme Chattanooga, en plein essor économique, possède déjà une douzaine de centres de lutte contre les addictions, d'autres, moins riches, en manquent cruellement. C'est le cas notamment de la région de Knoxville, dans l'est du Tennessee, où la consommation est pourtant la plus élevée.

Autre défi de taille : le coût des traitements alternatifs contre la douleur, qui laisse encore la porte grande ouverte aux opioïdes. « La triste réalité c'est que l'oxycodone reste le médicament le moins cher pour traiter la douleur. Et la grande majorité des gens, ici, n'a pas les moyens de se payer d'autres traitements », explique Michael Hermann, qui tente d'évangéliser ses patients aux traitements psychologiques, à l'acupuncture ou encore à la stimulation de la moelle épinière. « Il n'y a aucune raison que le traitement de la douleur fonctionne ailleurs, en Europe notamment, sans recours massif aux opioïdes, et que nous n'y arrivions pas ici. »

Purdue en difficulté

Les compagnies d'assurances santé, qui ont commencé à dérembourser certains opioïdes, freinent pour le moment le remboursement des thérapies alternatives. « Elles sont ouvertes au dialogue, note, toutefois, Jamie Bergmann. Il est de leur intérêt, à long terme, de voir des gens en bonne santé. » La toute-puissance des grands laboratoires, qui ont longtemps financé les campagnes des hommes politiques et fait pression sur les médecins, est, elle, en train de s'effriter. Symbole de ce changement : Purdue Pharma, la société de la famille Sackler - qui fabrique l'Oxycontin -, est au bord de la faillite et doit affronter des plaintes, un peu partout dans le pays. Le procureur général du Tennessee s'est porté partie civile et un juge a estimé que le laboratoire avait menti pendant des années sur les effets de ses médicaments, avait systématiquement pratiqué son lobbying sur des médecins peu formés ou débordés et avait même fourni à des patients des coupons de réduction…

 L'un des grands défis est l'intéropérabilité des bases de données. Nous sommes engagés dans un combat de très long terme 

Aucune solution, en outre, ne peut être locale. Le Tennessee est entouré de huit autres Etats qui ont des législations plus permissives. Dans la région de Chattanooga, les patients n'ont que quelques kilomètres à parcourir pour se fournir en Géorgie ou dans l'Alabama. « L'un des grands défis est l'intéropérabilité des bases de données, souligne Rae Bond, directrice exécutive de la Medical Society de Chattanooga. Nous sommes engagés dans un combat de très long terme. »

Plusieurs Etats réfléchiraient à copier le Tennessee. Reste que des aménagements seront peut-être faits aux lois passées l'an dernier. « Il ne faut pas tomber dans l'excès car il y a des cas légitimes d'utilisation de ces médicaments. Pour certains patients, qui ont subi de lourdes interventions chirurgicales, ou d'autres en fin de vie, les opioïdes peuvent être l'unique solution pour calmer leurs douleurs », nuance ainsi Michael Hermann. Le jeune médecin redoute que certains patients, qui ont du mal à se faire prescrire des médicaments, se tournent désormais vers des produits illégaux et bon marché, comme le fentanyl ou l'héroïne. Chez les dealers, les doses de fentanyl ne coûtent que quelques dollars…

70.237 morts en 2017

C'est le nombre de victimes par overdose aux Etats-Unis en 2017. C'est plus que le nombre de personnes mortes sur les routes ou celui des personnes tuées par balle (39.000 chacun). C'est aussi plus que le total des soldats américains tués pendant la guerre du Vietnam ou le nombre de morts du sida au pic de l'épidémie.

Nicolas Rauline  (Envoyé spécial dans le Tennessee)

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