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L’ONG EliseCare plombée par des accusations de viols en Irak

Connue pour son engagement en faveur des femmes yézidies, l’organisation humanitaire française se voit reprocher par d’anciennes collaboratrices d’avoir couvert les viols et agressions sexuelles qu’aurait commis son chef de mission en Irak. Des attaques que dément sa présidente, Elise Boghossian, par ailleurs épinglée pour sa mauvaise gestion financière.
par Bilal Tarabey
publié le 9 mai 2019 à 20h26

Un soir de novembre 2015, Claire (1), 24 ans, est devant sa télévision. Elle tombe, par hasard, sur Elise Boghossian. Cette acupunctrice parisienne a fondé l'ONG EliseCare, qui soigne des réfugiés en Jordanie et en Irak. «Je me suis dit qu'elle était extraordinaire», se souvient la jeune femme, qui achète aussitôt le livre de l'humanitaire, le lit, puis lui écrit pour lui proposer ses services en tant que bénévole. Quelques jours plus tard, une réponse arrive sur sa boîte mail. «Je recevais un message d'Elise Boghossian, que je suivais depuis des mois et qui était mon idole», poursuit Claire, attablée dans un café.

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Une première rencontre a lieu à l'été 2016, au siège parisien de l'ONG. Puis une seconde, un mois plus tard. Lors de cet entretien, la fondatrice d'EliseCare lui présente son chef de mission en Irak, Dara T., un Kurde irakien parfaitement francophone. Les deux interlocuteurs déroulent les tâches qu'elle devra effectuer : superviser la construction d'une clinique, gérer les relations avec les ONG partenaires, rédiger des rapports quotidiens… Autant de missions pour lesquelles Claire ne touchera pas de salaire, mais une indemnisation en liquide de 600 dollars (535 euros) par mois, remise par Dara T. Pour des raisons de sécurité, elle n'aura pas le droit de sortir après 18 heures. Elise et Dara lui déconseillent également de nouer des relations trop amicales avec les équipes locales, et insistent sur le secret qui doit entourer ses activités. «Dès mon départ, on m'explique que j'ai une chance extraordinaire d'avoir été choisie et que dix personnes sont prêtes à prendre mon poste si jamais je ne fais pas l'affaire, raconte-t-elle. Je suis diplômée en économie du développement, je me suis dit que c'était l'opportunité qui allait lancer ma carrière.» Le 1er septembre 2016, elle s'envole pour Erbil, la capitale du Kurdistan irakien.

Les premiers jours

Le lendemain de son arrivée, Dara T. la conduit à Duhok, près de la frontière syrienne. «Particulièrement jovial, Dara me parle de la mission tout en posant naturellement sa main sur ma cuisse, reprend Claire. Je me colle au maximum contre la portière passagère pour m'éloigner de lui.» Sur ses gardes, la nouvelle recrue découvre que la maison où elle habite sert aussi de bureaux à l'association. De nombreux employés en possèdent la clé, dont Dara T. Dès les premiers jours, la charge de travail est colossale. Elle termine souvent ses journées vers 23 heures, épuisée. Son responsable lui répète qu'elle doit rester joignable nuit et jour. Au bout d'une semaine, elle tombe malade. «Dara est venu me voir. Il s'est assis à côté de moi et a commencé à me masser le ventre. J'étais interloquée. Puis il s'est allongé sur le canapé et a posé sa tête sur mes genoux. J'ai fait mine d'avoir quelque chose à faire dans ma chambre pour me lever Dès lors, Claire va mettre en place des stratégies d'évitement. Le 26 septembre 2016, alors qu'elle l'accompagne à Erbil, Dara T. l'aurait agressée pour la première fois en tentant de l'embrasser de force. «Je lui ai dit que je n'en avais pas envie et que je n'en aurais jamais envie. Il m'a répondu : "Tu ne m'empêcheras pas de continuer à essayer."»

«Le gourou»

Claire pense alors à repartir en France, et s'ouvre du comportement de Dara T. à certains amis. Elle envisage d'alerter Elise Boghossian, puis se rétracte, convaincue que cette dernière «préférera soutenir Dara plutôt qu'une petite bénévole qui est là depuis un mois» : «Lorsque mes amis me demandaient s'il s'était calmé, je leur répondais que je gérais la situation. En réalité, je ne gérais rien du tout.». Mais Dara T. change subitement de comportement. Il se positionne désormais comme un «grand frère». Bienveillant, attentif à ses moindres besoins, il amène Claire à se confier à lui. Peu à peu, l'emprise du chef de mission se resserre. «C'était lui qui gérait tout, de l'argent que je recevais tous les mois à la maison dans laquelle je vivais, de la voiture que je conduisais au portable que j'avais.» Claire déménage dans une nouvelle maison louée par Elise Care, où elle vit seule. Dara T. y passe régulièrement, car le lieu sert à nouveau de bureaux à l'ONG. Selon elle, le chef de mission recommence à l'embrasser de force.

Un soir, il refuse de partir. Claire poursuit : «Il me dit qu'il est allé acheter des préservatifs à la pharmacie, juste pour moi.» Elle tente de résister, verbalement et physiquement, mais comprend qu'elle n'aura pas le dessus. Selon elle, dans les semaines qui suivent, Dara T. l'aurait violée à plusieurs reprises. «J'essayais de le repousser, je lui disais non. Mais lorsqu'il était excité, il devenait comme fou, son regard changeait complètement et il devenait terrifiant, il me fixait avec de grands yeux noirs. Il était comme possédé, incontrôlable, il sortait plein de phrases et de mots vulgaires en français.»

Début décembre 2016, la clinique ouvre enfin ses portes. Claire passe désormais ses journées à l'extérieur, sur le site de Darkar, avec les équipes. Selon elle, les viols s'interrompent, les agressions s'espacent. Mais la pression et le stress restent permanents, et les messages suggestifs reprennent de plus belle. «J'ai besoin d'être quand même dans tes bras comme un petit enfant», lui écrit ainsi Dara T. Puis, un peu plus tard : «Tout est possible avec ta langue…» «Je m'énerve, je lui dis que je ne veux pas de ça avec lui. Il me dit qu'il arrêtera de m'embrasser mais me demande de le laisser me toucher. Je me dis que je veux bien acheter ma tranquillité comme cela. Je ne me rendais plus compte du fonctionnement sectaire, tyrannique, où Dara était le gourou et où nous devions obtempérer à tout ce qu'il disait.»

La fuite

En novembre 2016, EliseCare embauche une autre jeune femme d'une vingtaine d'années pour travailler à Erbil, Julie. Très vite, Claire constate la détresse de sa nouvelle collègue, qui subit les reproches violents de Dara T. «Je finis par lui dire que si son travail ne leur convient pas, il faut la faire rentrer ; Dara rigole.». En février 2017, EliseCare renvoie Julie en France. Pendant son séjour en Irak, l'ONG ne lui a jamais fait signer le moindre contrat de travail. Peu de temps après, une autre jeune femme, Anaïs, est embauchée par EliseCare pour remplacer Julie à Erbil. Selon Claire, le même schéma de pression psychologique et d'isolement se met en place. «Ce que j'aurais pu prendre pour un fait isolé semble être en fait le fonctionnement normal de l'ONG.»

Fin février 2017, Claire rentre trois semaines en France. En vacances, son corps la lâche. Angoisses, sueurs nocturnes. Elle met ses symptômes sur la retombée du stress, car son travail est enfin reconnu. Elise Boghossian lui a offert une promotion : s’occuper des femmes yézidies rescapées de Daech. Claire raconte que depuis l’arrivée d’Anaïs, Dara T. ne l’agresse plus.

Le 8 avril 2017, Claire travaille à la clinique de Darkar lorsque son téléphone sonne. «Anaïs m'explique que Dara a un comportement malsain avec elle et finit par tout m'expliquer : les pressions, les attouchements, le harcèlement et le viol qu'elle a subis.» Elle raccroche, prise de nausées. Mot pour mot, ce récit est le sien. De retour à Duhok, elle se confie à Patrick et Romaine D., un couple de médecins suisses en mission pour EliseCare : «Romaine me dit qu'il faut qu'on parte.»

Claire et Anaïs décident alors de s'enfuir. Mais auparavant, elles tiennent à rapporter les faits à Elise Boghossian, qui doit venir à Duhok une semaine plus tard. En attendant, les deux jeunes femmes continuent leur travail, afin de ne pas éveiller les soupçons de Dara T. Ce dernier peut se montrer autoritaire et violent, comme en atteste un mail envoyé cette semaine-là, dans lequel il se vante de la «peur» qu'il inspire auprès des réfugiés d'un camp. Elise Boghossian répondra : «Bravo Dara. Un chef, comme toujours.»

Le 17 avril 2017, en fin de soirée, la fondatrice d’EliseCare arrive dans ses locaux de Duhok. Les deux jeunes femmes l’attendent. Pendant près de cinq heures, Elise Boghossian cherche à comprendre pourquoi elles n’ont pas dénoncé plus tôt leur chef de mission. Mais elle ne s’intéresse pas aux faits eux-mêmes, conseillant simplement à Claire et Anaïs de ne pas en parler à leur famille ou à leurs amis. Elise Boghossian leur promet de prendre les mesures nécessaires, et de ne plus mettre de jeunes femmes employées d’EliseCare au contact de Dara T. Selon Claire, Elise Boghossian restera à leurs côtés cette nuit-là, mais ne leur proposera aucune solution pour financer et organiser leur retour en France. C’est l’ONG française Handicap International qui les hébergera à Erbil jusqu’à leur départ pour la France, trois jours plus tard.

L’enquête interne

Sollicitée par Libération, Elise Boghossian se souvient bien de cette nuit à Duhok : «Evidemment j'ai complètement cru ce qu'elles m'ont dit. Je les ai tout de suite fait rentrer en France. J'ai mis en sécurité tout le monde.» Confrontée aux éléments démontrant que les jeunes femmes sont rentrées sans son assistance, la fondatrice d'EliseCare s'emporte : «Vous vouliez que je les prenne par la main, c'est ça ?» Elise Boghossian affirme avoir «prévenu l'ambassade et le consulat» et proposé aux jeunes femmes de rencontrer les autorités consulaires, ce que Claire dément. La fondatrice d'EliseCare insiste : «Je n'ai jamais pris à la légère cette histoire. Par contre, j'ai essayé de comprendre pourquoi je n'avais rien vu, rien senti. Quand je suis rentrée, j'ai pris des conseils, et c'est à ce moment-là que j'ai diligenté une enquête interne.»

En mai 2017, un avocat parisien est en effet mandaté pour se rendre en Irak et tenter d'éclaircir ces accusations de viols. Sur place, il interroge une quarantaine d'employés locaux et étrangers. Tous louent le comportement exemplaire de Dara T. En revanche, les deux principales personnes concernées, Claire et Anaïs, refusent de participer à cette enquête. Entre-temps, leurs relations avec Elise Boghossian se sont dégradées. Plusieurs anciens employés d'EliseCare refusent également de répondre aux questions de l'avocat. Ce rapport, dont Libération a pu consulter des extraits au siège d'EliseCare, n'est pas conclusif. Il semble même écarter tout mensonge de Claire. «Il apparaît qu'elle n'entretenait à l'égard de Dara T. aucun grief suffisamment grave et sérieux susceptible de la conduire à vouloir nuire à ce dernier», souligne l'avocat.

Pourtant, Elise Boghossian semble convaincue que cette enquête accable les jeunes femmes. Elle écrit à Claire : «Tu sais ce que veut dire le mot "viol". Tu n'es pas dans la situation d'une petite fille yézidie qui ne connaît pas le mot "pénétration".» Le 20 juillet 2017, Dara T. prend les devants et porte plainte contre la jeune femme en France pour «dénonciation calomnieuse», alors qu'aucune plainte pour viol n'a encore été déposée contre lui.

Nouvelle «proie» en Irak ?

Entre-temps, une nouvelle employée d'EliseCare est arrivée en Irak. Audrey Badé remplace Claire à Duhok. Fin juillet, elle monte en voiture avec son chef de mission : «Dara veut me faire écouter une playlist de ses chansons françaises préférées. Au bout de quelques minutes, l'un des morceaux, que je ne connais pas, me met fortement mal à l'aise : il est très explicite et parle crûment de sexe», se souvient la jeune femme, seule témoin de notre enquête à souhaiter s'exprimer sous son vrai nom. Sur le coup, Audrey pense que Dara T. ne comprend pas bien le sens des paroles, mais elle découvre qu'il a été chef du département de langue française à l'université de Mossoul. Puis, elle commence à entendre des rumeurs, concernant des viols qui auraient été commis au sein de l'ONG.

Mi-août, une bénévole d’EliseCare finit par lui révéler l’existence de l’enquête interne. Audrey Badé contacte alors Claire, qui lui raconte son histoire. Paniquée, elle barricade la porte de sa chambre. Dans les jours qui suivent, elle tente de monter un dossier prouvant qu’EliseCare emploie des Irakiens sans contrats de travail. Désavouée par Elise Boghossian, Audrey rentre prématurément à Paris après avoir alerté le consul. A son retour, un groupe d’anciens employés d’EliseCare se forme autour d’elle et Claire. Leur but est d’alerter les futures recrues de l’ONG.

Affaires classées

Le 15 novembre 2017, Claire est convoquée au commissariat de sa ville dans le cadre de la plainte de Dara T. pour «dénonciation calomnieuse». Elle se souvient de l'étonnement de l'officier de police judiciaire qui la reçoit. «Il me dit que c'est très rare de convoquer quelqu'un pour répondre de dénonciation calomnieuse, alors que personne n'a rien dénoncé du tout.» Son avocate se souvient avoir vu l'enquête interne d'EliseCare sur le bureau du policier. Deux semaines plus tard, la jeune femme dépose plainte à son tour, pour «viols» et «agressions sexuelles» contre Dara T. Elle s'étonne du fait que le policier refuse d'inclure dans son dossier les dizaines de pages de témoignages d'anciens employés qui appuient sa plainte, ainsi que des mails et le certificat médical rédigé par le couple de médecins suisses. Etrangement, les deux plaintes ont été jointes avant d'être classées sans suite. Contacté, le parquet de Paris refuse néanmoins d'expliquer pourquoi Dara T. n'a jamais été entendu, contrairement à Claire.

Prévenue quelques mois plus tard par le groupe d'anciens employés d'EliseCare, la Fondation Raja-Danièle Marcovici retire Elise Boghossian de la liste des nominées au prix «Women's Awards 2018», qui récompense les associations œuvrant pour les droits des femmes. La même année, le ministère des Affaires étrangères commande un audit financier et organisationnel de l'association EliseCare. Ses conclusions seront désastreuses pour l'ONG (lire ci-contre). Mais le personnage médiatique d'Elise Boghossian reste influent. Tous les anciens employés regroupés autour de Claire et Audrey Badé préfèrent rester anonymes, par peur.

Sollicité par Libération, Dara T. dément formellement avoir eu des relations sexuelles avec Claire et Anaïs. Confronté aux messages suggestifs envoyés aux jeunes femmes, le chef de mission se retranche derrière le «contexte». Selon lui, Anaïs l'aurait accusé de viol pour se venger de l'avoir empêché d'entretenir une relation amoureuse avec un autre employé irakien. Même dénégation au sujet des viols multiples qu'aurait subis Claire. «Pour moi, un viol, c'est une seule fois, ça ne se répète pas», ose-t-il, avant d'ajouter : «J'étais d'accord pour que son petit ami vienne en vacances la voir. Si elle dit vrai, pourquoi ne pas en avoir parlé avant ? Je suis chef de mission depuis plus de quinze ans, et je suis professionnel.» Dara T. a également reçu le soutien d'Elise Boghossian. «Pour moi, Dara n'est pas coupable», affirme-t-elle. «Comment une femme comme elle peut prétendre défendre les femmes et la cause yézidie ? s'insurge Claire. Elle aurait pu gérer toute cette histoire autrement. Elle n'a cherché qu'à sauver son image.»

En 2019, Elise Boghossian a reçu les hommages d’Emmanuel Macron pour son combat en faveur des femmes yézidies. Claire, elle, a quitté le monde de l’humanitaire. Dara T. est toujours en poste en Irak.

(1) Les prénoms ont été modifiés.

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