Recevez gratuitement la newsletter de la Revue
Culture

Hector Berlioz : un génie tardivement reconnu

En ce 150e anniversaire de la mort de Hector Berlioz (1803-1869), trois coffrets sont parus en quelques mois, L’œuvre complète (Warner Classics, 27 CD) d’une part, qu’il faut saluer comme étant la première intégrale Berlioz, suivi par le coffret signé John-Eliot Gardiner avec son orchestre révolutionnaire et romantique sur instruments d’époque, et The Monteverdi choir et le Edinburgh Festival Chorus (Decca, Universal, 7 CD) ; il faut aussi saluer celui dû à Daniel Barenboïm (Deutsche Grammophon, 10 CD).

« Décrié, conspué, jalousé, il aura fallu attendre près d’un siècle après sa mort pour que le génie de Berlioz et son œuvre soient pleinement reconnus. »

On peut dire que toute la vie de Berlioz fut comme entravée par une multitude de vicissitudes professionnelles et personnelles. Décrié, conspué, jalousé, il aura fallu attendre près d’un siècle après sa mort, soit la fin des années 1950, pour que son génie, son œuvre soient pleinement reconnus. Pourtant, il eut des soutiens de taille, voire une admiration de celui qui lui fit la plus grande ombre : Wagner (1813-1883). En effet, le jeune Wagner de 27 ans s’écria après la représentation de Roméo et Juliette à l’Opéra de Paris en 1840 : « Nous devons aimer Berlioz, notre véritable rédempteur musical. » L’autre soutien de poids, qui fut même son ardent défenseur, fut sans conteste Franz Liszt (1811-1886). Il vit aussi la malchance de son ami, se référant pour cela à la mythologie : pour lui, il était clair que Wagner était Achille, quand Berlioz devait souffrir de n’être qu’Hector (quel funeste prénom dans le contexte !), héros tragique de la guerre de Troie, tué par le premier pour venger la mort de Patrocle. « L’Achille Wagner étant survenu en dominateur du drame musical contemporain. »

La destinée de Berlioz a un élément d’incomplétude qu’aura celle de Mahler (1860-1911). Deux musiciens de génie qui ne seront vraiment reconnus qu’après leur mort, mais ils ne furent pas les seuls à l’avoir été, si l’on ne se souvient que de Bach, Mozart, Beethoven.

« Berlioz était proche des grands poètes et écrivains de son époque, Alfred de Musset, Théophile Gautier, Victor Hugo, Gérard de Nerval, en particulier, qui donna la première traduction française du premier Faust de Goethe. »

Le coffret Warner présente, à côté d’enregistrements légendaires, des œuvres fort peu connues comme Lélio ou le retour à la vie, seconde partie des Épisodes de la vie d’artiste, dont la première partie est la si célèbre Symphonie fantastique. La Grande Symphonie funèbre et triomphale demeure toujours dans l’ombre de celle-là, même si ses qualités musicales et dramatiques sont évidentes et aujourd’hui largement saluées. Les nombreuses compositions pour voix solistes et chœur, comme Le Jeune Pâtre breton, Aubade, Sara la baigneuse, Les Nuits d’été, montrent combien Berlioz était proche des grands poètes et écrivains de son époque, Alfred de Musset, Théophile Gautier, Victor Hugo, Gérard de Nerval, en particulier, qui donna la première traduction française du premier Faust de Goethe, qui devient quasiment une tout autre œuvre dans sa traduction. C’est dans la magistrale interprétation de Jean Martinon avec l’Orchestre national de l’ORTF (1974) que Warner édite ici Lélio et la Fantastique. Martinon fut pendant de longues années (1964-1969) le directeur musical du Chicago Symphony Orchestra.

Shakespeare inspira aussi la Marche funèbre pour la dernière scène d’Hamlet et la Mort d’Ophélie, si longtemps oubliées des chefs d’orchestre. Ces enregistrements souvent somptueux, pénétrants, qui nous empoignent comme autant de révélations, sont signés ici Charles Munch, Colin Davis, Bernstein, Martinon, Gardiner, Nelson, avec les voix de Jon Vickers, Véronique Gens, Janet Backer, ou le piano d’Alexandre Tharaud, parmi beaucoup d’autres interprètes de cette intégrale. L’interprétation du Requiem n’est pas signée Colin Davis mais Louis Frémeaux avec les City of Birmingham Symphony Chorus and Orchestra et le Te Deum est celle de John Nelson avec les Chœurs et l’Orchestre de Paris. Deux enregistrements particulièrement impressionnants de ces chefs-d’œuvre, qui eux, n’ont pas été oubliés des chefs les plus prestigieux du siècle dernier.

« L’interprétation de La Damnation de Faust, en 1987 à l’Opéra de Lyon sous la baguette de Sir John-Eliot Gardiner confine à la perfection. »

La Damnation de Faust est donnée dans l’interprétation magistrale de Kent Nagano à la tête de l’Orchestre, du chœur et de la maîtrise de l’Opéra de Lyon, avec Thomas Moser, Faust, Susan Graham, Marguerite, José Van Dam, Méphistophélès, et Frédéric Caton dans le rôle de Brander. Une distribution exemplaire pour une interprétation qui fait date. Mais l’interprétation de 1987 à l’Opéra de Lyon sous la baguette de Sir John-Eliot Gardiner confine à la perfection avec dans les quatre rôles Michaël Myers, Jean-Philippe Lafont, Anne Sofie von Otter et René Schirrer. Le dialogue qui s’établit entre chacun d’eux et l’Edinbourg Festival Chorus est flamboyant. L’Orchestre révolutionnaire et romantique donne ici une version d’exception. Le chœur des gnomes et des sylphes, dialoguant avec Faust, est peut-être l’acmé de l’œuvre, l’épilogue du drame goethéen.

Le livret édité par Decca pour le coffret Gardiner s’ouvre par un texte-manifeste, « La mission Berlioz » de Philips Classics, qui rappelle le rôle de la firme dans la résurrection de Berlioz au mitan du XXe siècle. En 1957, Rafael Kubelik fit l’événement en créant à Covent Garden Les Troyens, repris en 1959-1960. Neuf ans plus tard, le centenaire du compositeur français donna lieu à des célébrations internationales de grande envergure : c’est la consécration tant attendue et la reconnaissance universelle de Berlioz.

« Accueillir avec reconnaissance ces moments de beauté absolue qui illustrent la recherche que Berlioz poursuivit tout au long de sa vie, pour atteindre par le biais d’une sensualité accrue un amour idéal au-delà de toute compréhension. »

Les trois coffrets qui sortent cette année chez Warner Classics puis chez Universal avec les deux intégrales citées (Gardiner et Barenboïm) et la quantité de concerts et d’émissions musicales qui lui sont consacrées, vont contribuer à redonner à Hector Berlioz la grande place qui est la sienne dans la sphère post-révolutionnaire et romantique. En conclusion citons Sir Colin Davis qui donna une version légendaire du Requiem et du Te Deum : « Chacun attend de la musique ce qui correspond à sa propre organisation psychologique. Ceux qui ne veulent pas que la musique les dérange n’apprécieront pas Berlioz […]. Ceux qui s’avouent les contradictions inhérentes à notre monde déchu, qui ne sont plus surpris que l’amour et la haine, la violence et la tendresse, le Christ et le diable, fassent chacun appel à l’autre, ceux-là trouveront dans la musique de Berlioz le miroir de leurs expériences. Ils suivront l’essor de mélodies qui traversent des harmonies troublées pour accepter humblement les cadences qui bénissent leur achèvement. Ils comprendront que L’Enfance du Christ ne peut se concevoir sans Méphisto, et, ce qui compte le plus, ils accueilleront avec reconnaissance ces moments de beauté absolue qui illustrent la recherche que Berlioz poursuivit tout au long de sa vie, pour atteindre par le biais d’une sensualité accrue un amour idéal au-delà de toute compréhension. »

Photo : Wikimedia Commons/BNF Gallica

Michaël de Saint-Cheron

Michaël de Saint-Cheron

Philosophe des religions, chercheur à l’EPHE (centre Histara), auteur de "Soulages, d’une rive à l’autre", avec Matthieu Séguéla, Actes-Sud, nov. 2019.

Related Posts

Revue des Deux Mondes Mars 2024 Des hommes et des chats couverture
Nouveau numéro : Des chats et des hommes
chat piano
La musique et les chats, cha-cha-cha
Quatuor Voce à Vendôme
L’heure d’été du Quatuor Voce à Vendôme
Prokofiev
Prokofiev vs Staline, 70 ans plus tard
Nietzsche Bizet
Bizet ou la dernière tentation de Nietzsche
Vladimir Jankélévitch
Vladimir Jankélévitch pour voix et piano
Vladimir Cosma
Vladimir Cosma : une vie de musicien (Partie II)
Vladimir Cosma
Vladimir Cosma : une vie de musicien (Partie I)
7 mars 1932 : Décès d’Aristide Briand
Les Ukrainiens, des Russes qui s’ignorent ? L’ukrainien, un dialecte russe ? David Spector offre un regard amusé sur la langue.
3 mars 1875 : Première de Carmen
Arvo Pärt, le monde du silence
Dans l’intimité d’Ennio Morricone
André Manoukian : « Le jazz est en train de créer une nouvelle musique par l’Orient »
Zubin Mehta et Daniel Barenboim, concert anniversaire au Staatsoper Unter den Linden
Portrait de Frédéric Chopin
Extraits exclusifs : Dictionnaire amoureux de Chopin
« Décoloniser la musique » : un désir de destruction
Heinrich Schenker
La musique est-elle raciste ?
Joni Mitchell : style premier, style tardif
Freeze Corleone
Freeze Corleone : rap, sexisme, racisme et antisémitisme
Jean-Loup Dabadie : le bel héritage du monde d’avant
Hors-série « Passion baroque, musique, arts et jardins »
L’hommage de Notre-Dame de Paris à Claude Nougaro
Léonard Bernstein
Léonard Bernstein : le centenaire d’un musicien d’exception
Benedict Wells
“Le dernier été” de Benedict Wells : l’humour pour partition
Charles Aznavour
Aznavour, un destin français
Mozart
Mozart par lui-même
Medine
Le rappeur Médine doit-il être interdit de Bataclan ?
Astrig SIRANOSSIAN
Astrig Siranossian en concert à Paris le lundi 23 avril
Maria by callas
Maria by Callas : une voie vers le haut
Claude Nougaro
Claude Nougaro à hauteur d’enfant
avatar
11 décembre 1803 : Naissance d’Hector Berlioz
Pink Floyd
30 novembre 1979 : Sortie de l’album “The Wall” de Pink Floyd
Nobuyuki Tsujii
Au-delà du regard, l’univers de Nobuyuki Tsujii
opéra de sidney
20 octobre 1973 : Ouverture de l’Opéra de Sydney
Portrait de Frédéric Chopin
17 octobre 1849 : Mort de Frédéric Chopin
Giuseppe-Verdi
10 octobre 1813 : Naissance de Giuseppe Verdi
Chostakovich
25 septembre 1906 : Naissance du compositeur Chostakovitch
beatles
29 août 1966 : dernier concert des Beatles
Patti Smith
Pourquoi Patti Smith a choisi « A Hard Rain’s Gonna Fall » pour son hommage à Bob Dylan
Beethoven
16 décembre 1770 : Naissance de Ludwig van Beethoven
Mozart
5 décembre 1791 : Mort de Wolfgang Amadeus Mozart
Michel Butor
Michel Butor : « J’aurais rêvé composer, mais je compose avec des mots »
13 juin 1898 – Première française de la Bohême de Puccini
1er mars 1810 : Naissance de Frédéric Chopin
Pierre Boulez : à quoi sert la musique contemporaine ?
11 décembre 1803 : Naissance de Hector Berlioz
Rossini
13 novembre 1868 : Décès du compositeur italien Gioachino Rossini
Opéra Garnier
6 novembre 1825 : Naissance de l’architecte Charles Garnier
Mosaïque de Joyal. Jacques Brel - Leo Ferré - Georges Brassens
29 Octobre 1981 : Décès de Georges Brassens