Quand l’ENA voulait «changer le monde»

LE PARISIEN WEEK-END. À la Libération, la France, brisée, doit se reconstruire. Mais pas question de laisser ce chantier aux hommes du passé. L’École nationale d’administration voit le jour. Elle devra former des fonctionnaires exemplaires. Récit.

 Dès les premières promotions de l’ENA, le très difficile « grand oral » du concours d’entrée devient mythique.
Dès les premières promotions de l’ENA, le très difficile « grand oral » du concours d’entrée devient mythique. Antoine Maillard pour Le Parisien Week-End

    Paris, été 1945, lendemains d'apocalypse. La France, qui a vécu la double humiliation de la défaite de 1940 et de quatre années d'Occupation, est en ruine après les combats pour sa libération. Quelque 1 850 communes sont détruites, ainsi que deux millions de logements, 250 000 exploitations agricoles, 4 000 ponts fluviaux, 115 gares et 22 000 km de voies ferrées.

    En cette année zéro, les Français n'ont pas le cœur à se réjouir de la réouverture, le 10 juillet 1945, du musée du Louvre. Quand ils ne se retrouvent pas sans logis, ils sont souvent privés d'eau courante et ont faim. Habillés de vêtements défraîchis, ils font la queue devant les boutiques, tickets de rationnement en poche. Deux millions de prisonniers et de déportés viennent de rentrer d'un cauchemar. Le pays règle ses comptes. Le 15 août 1945, Pétain est condamné à mort, sanction aussitôt commuée en détention à perpétuité. Le 15 octobre, l'ancien chef de gouvernement Pierre Laval est, lui, exécuté.

    La fin du népotisme au sommet de l'Etat

    C'est dans ce sombre climat que se prépare la création de l'École nationale d'administration (ENA). Un projet capital aux yeux du gouvernement provisoire, présidé depuis juin 1944 par Charles de Gaulle. À tel point que l'établissement sera fondé avant la Sécurité sociale (dont la naissance est entérinée fin octobre 1945).

    Tout se joue en six mois environ, d'avril à début octobre 1945, entre trois hommes, Charles de Gaulle, 54 ans, Maurice Thorez, 45 ans, Michel Debré, 33 ans. Gravitent autour d'eux des syndicats, des partis et des groupes d'intérêt. Les réunions se succèdent hôtel de Brienne, rue Saint-Dominique, à Paris (7e), dans le ministère de la Guerre que de Gaulle a préféré à Matignon pour installer son cabinet.

    Le communiste Maurice Thorez a été l’un des grands artisans de l’ENA. /Antoine Maillard
    Le communiste Maurice Thorez a été l’un des grands artisans de l’ENA. /Antoine Maillard Antoine Maillard pour Le Parisien Week-End

    Petit-fils de mineur du Nord, stalinien dévoué et cultivé, Thorez, secrétaire général du parti communiste français (PCF), a déserté en 1939, à la signature du pacte germano- soviétique, avant de passer toute la guerre à Moscou. Cet amateur de chansons de fins de repas semble n'avoir rien de commun avec le raide homme du 18 juin. Pourtant, quand il est rentré, en 1944, de Gaulle a effacé sa condamnation pour désertion. Thorez, qui reprend la tête de son parti, joue le jeu de l'union nationale et de la reconstruction. Il sera moteur dans la naissance de l'ENA.

    Le général a confié l'élaboration de l'école à Michel Debré, brillant juriste, résistant, qui sera plus tard l'architecte de la Constitution de la Ve République. Dans son bureau, où il travaille entre avril et juin avec son équipe, Debré mène, on l'imagine, un dialogue imaginaire avec deux fantômes : Hippolyte Carnot, qui a fondé une première fois une telle école en 1848 (supprimée l'année suivante), et surtout Jean Zay, ministre de l'Education du Front populaire en 1936, pour lequel Debré œuvrait. Zay (assassiné par la Milice en 1944) avait fait voter, en 1938, la création d'une école d'administration, avant que le Sénat ne fasse capoter le projet. De Gaulle, Debré et Thorez étrillent la fonction publique de la IIIe République dans des réunions fiévreuses : les hauts fonctionnaires, issus des classes favorisées et installés par cooptation (il n'y a, alors, pas d'école d'Etat gratuite ni de concours), prôneraient l'orthodoxie financière, et feraient preuve d'un conservatisme parfois teinté d'antisémitisme.

    « La haute administration française n'est pas suffisamment en contact avec l'ensemble du pays, elle n'a pas un esprit assez démocratique », s'insurge, en juin 1945, l'ancien ministre du Front populaire Pierre Cot. Les nouveaux gouvernants voient dans l'ENA la matrice d'une révolution. Dans la pensée dominante de l'après-guerre, le capitalisme, l'individualisme et la réussite matérielle sont méprisés et même vus par certains comme la cause de la défaite de 1940. Le grand patronat, devenu parfois serviteur zélé de l'occupant, comme Renault – dont les usines sont nationalisées en janvier 1945 –, n'a plus voix au chapitre.

    Une première promo masculine

    C'est beaucoup plus que des gestionnaires et des administrateurs qu'on veut former : il faut des experts de la planification, des nationalisations, de l'État-providence, à la conscience irréprochable. Debré le martèle : « La valeur de l'administration constitue l'un des signes les plus apparents du degré de civilisation qu'une société politique a atteint. » Le projet est adopté en conseil des ministres le 4 juin 1945, approuvé par l'assemblée consultative le 22 juin, et publié au Journal officiel le 9 octobre.

    « Il est créé une École nationale d'administration chargée de la formation des fonctionnaires… Les femmes ont accès à l'ENA », lit-on. Elles ont obtenu le droit de vote en avril 1944. Michel Debré est nommé directeur de l'ENA à titre provisoire et, le 12 décembre, se tiennent les épreuves écrites du premier concours d'entrée. Planchent alors beaucoup de jeunes gens qui viennent de ranger les armes au placard.

    Dans cette première promo de 86 élèves, exclusivement masculine (les trois premières élèves entrent en 1947) et baptisée « France combattante », figure Yves Guéna, 23 ans, qui a gagné Londres dès juin 1940 et a débarqué en Normandie en 1944. Il sera un personnage clé de la Ve République, parlementaire, quatre fois ministre et président du Conseil constitutionnel (2000- 2004). Il y a aussi Alain Peyrefitte, 20 ans, qui a fui le travail forcé en entrant en clandestinité pendant la guerre, et sera huit fois ministre, ou Jacques Duhamel, qui a rejoint la Résistance à 17 ans et sera ministre de la Culture dans les années 1970. « C'était une génération qui voulait changer le monde », dira de lui son fils, le politologue Olivier Duhamel.

    Des postes clés réservés

    Au 27, rue Saint-Guillaume, à Paris (7e), siège provisoire de l'école, ces jeunes gens se sentent investis d'une mission, comme l'étudiant Simon Nora (il dirigera l'institution dans les années 1980). Il racontera : « A la Libération, je suis passé à peu près directement du maquis à l'ENA, et je ne me suis pas senti dépaysé. J'ai fait sauter moins de trains rue Saint- Guillaume qu'autour du Vercors mais, déontologiquement, l'esprit n'était pas très différent. »

    L’ENA s’installe au 56, rue des Saints-Pères, à Paris (6e), en octobre 1946/Antoine Maillard
    L’ENA s’installe au 56, rue des Saints-Pères, à Paris (6e), en octobre 1946/Antoine Maillard Antoine Maillard pour Le Parisien Week-End

    L'ENA déménage en octobre 1946 au 56, rue des Saints-Pères, à Paris (6e). Elle y restera jusqu'en 1972. De Gaulle ayant démissionné en janvier 1946, c'est Maurice Thorez, devenu ministre d'Etat et auteur du nouveau statut de la fonction publique, qui ajuste les « détails ». L'ENA sera une école d'application où l'on apprend, par des stages en préfecture et en entreprise, davantage que par des cours magistraux. L'ouverture sociale qu'on souhaite pour son recrutement se manifeste au travers du « premier concours », accessible à tous les agents de l'Etat ou des collectivités locales, sans obligation de diplôme ou de grade. On espère ainsi, et c'est la « philosophie Thorez », que le peuple des postiers ou des cheminots pourra intégrer les grands corps.

    C'est cependant le « deuxième concours », ouvert aux diplômés des universités et de Sciences-po, qui devient la filière reine. Se met en place un système qui permet aux élèves les mieux classés de se réserver les postes clés de la haute fonction publique.

    À l'entrée, le terrible « grand oral » devient mythique. La première équipe de direction est encore marquée par la Résistance, avec, à la tête du conseil d'administration, René Cassin, et à la direction, Henri Bourdeau de Fontenay.

    Après la gloire, les critiques

    Les premières années semblent satisfaire les espoirs des fondateurs : les deux tiers des élèves de la promotion Europe (1949-1951) sont issus des classes modestes ou moyennes. On compte aussi dans ses rangs Valéry Giscard d'Estaing.

    La promotion Europe (1949-1951) compte dans ses rangs Valéry Giscard d’Estaing (à g.). /Antoine Maillard
    La promotion Europe (1949-1951) compte dans ses rangs Valéry Giscard d’Estaing (à g.). /Antoine Maillard Antoine Maillard pour Le Parisien Week-End

    L'ENA a vu, depuis, passer 11 000 élèves, dont trois autres futurs présidents – Jacques Chirac, François Hollande et Emmanuel Macron –, huit futurs Premiers ministres, un bon nombre de ministres, de grands patrons, et 3 700 étrangers venus de 134 pays. Mais les critiques se sont très vite exprimées.

    Elles sont acérées aujourd'hui. Droite comme gauche estiment que l'ENA forme des technocrates froids et arrogants, formatés par la pensée probusiness, attachés au culte de l'argent et du « moins d'Etat », à rebours des valeurs originelles. Emmanuel Macron, dépeint par ses détracteurs en archétype de ce système, a annoncé le 25 avril sa volonté de supprimer l'école. Les débuts éclatants vont-ils déboucher sur une mise à mort? Avant de tout rebâtir, il faudra peut-être examiner de nouveau ces années fondatrices, puis les Trente Glorieuses. Car une France nouvelle a surgi des ruines de 1945 et, avec elle, un modèle social envié internationalement. Cette école qu'on accuse d'avoir échoué à « changer le monde » n'a-t-elle pas contribué à le rendre moins cruel?

    Ce récit est nourri de la lecture de L'ENA, miroir de l'Etat. De 1945 à nos jours, de Jean-Michel Gaillard (Complexes), ainsi que d'entretiens avec Didier Maus, constitutionnaliste et ancien élève de l'ENA.