Interview

La Collaboration en France : histoire des années noires

le 03/11/2021 par Denis Peschanski
le 05/05/2019 par Denis Peschanski - modifié le 03/11/2021
« La terre, elle, ne ment pas », célèbre phrase du maréchal Pétain reprise dans cette illustration propagée par le régime de Vichy, 1942 - source : Gallica-Bibliothèques de Paris
« La terre, elle, ne ment pas », célèbre phrase du maréchal Pétain reprise dans cette illustration propagée par le régime de Vichy, 1942 - source : Gallica-Bibliothèques de Paris

À partir de juin 1940, la France plonge dans les années noires de la Collaboration. Quels ont été les ressorts de cette politique ? Quelles formes a revêtu le mouvement collaborationniste ? Entretien avec l'historien Denis Peschanski, co-auteur d'un livre somme sur la question.

Dès la signature de l'armistice le 22 juin 1940, la France « libre » plonge dans l'engrenage de la collaboration avec l'Allemagne, politique qui débute formellement le 24 octobre 1940 avec la poignée de main entre Hitler et Pétain à la gare de Montoire.

Pour éclairer les ressorts de cette collaboration complexe et protéiforme, les historiens Thomas Fontaine et Denis Peschanski ont rassemblé et commenté près de 600 archives de toutes sortes – affiches, tracts, rapports, mains courantes, pièces à conviction, registres d'écrou, lettres, journaux intimes, albums photographiques... – dans un livre somme. 

Entretien avec Denis Peschanski, directeur de recherche au CNRS.

Propos recueillis par Marina Bellot

RetroNews : Pour imposer un régime autoritaire et collaborationniste, Pétain s’est appuyé sur un vote du Parlement qui lui accorde les pleins pouvoirs au mois de juillet 1940. Qu’est-ce qui explique que les députés lui aient accordé un tel blanc seing ?

Denis Peschanski : Gardons déjà en mémoire que le Parlement (Chambre des députés et Sénat) était amputé des députés communistes depuis l’interdiction du PCF, que 80 parlementaires se sont opposés et qu’il y avait des absents… Mais, au total, il est clair que les parlementaires ont voté massivement les pleins pouvoirs constitutionnels au maréchal Pétain.

Commençons par l’essentiel : dans la crise profonde de la fin de la IIIe République, les parlementaires ont vécu au premier rang, comme le reste de la population, cette forme d’effondrement de l’intérieur qui a accompagné la défaite militaire. L’exode de mai-juin 1940, qui a concerné aussi les parlementaires, n’a jamais constitué un élément structurant de la mémoire collective, alors même que l’événement fut d’une importance majeure, ce qui nous conduit, aujourd’hui, avec le regard ancré sur le présent, de ne pas comprendre l’ampleur de ce maelström. Profitant de son aura de chef de guerre, de la Première Guerre mondiale en l’occurrence, le maréchal Pétain offrait une forme de garantie. Comment le « vainqueur de Verdun » pouvait-il pactiser avec l’ennemi qu’il avait déjà vaincu ? Ajoutons les manœuvres du très habile Pierre Laval, et l’on mesure mieux ce que put être la réaction des élus.

Mais, au-delà du temps court de l’événement traumatique, il y a un temps plus long, celui de ce que le regretté Pierre Laborie, l’historien de l’opinion publique dans la France des années noires, a dénommé « crise d’identité nationale ». Alors même que les députés, on le sait, étaient issus d’une majorité de Front populaire élue en 1936, les choses avaient bien changé depuis la chute de Léon Blum et son remplacement par le radical Édouard Daladier. L’alliance avec la droite, en la personne de Paul Reynaud en particulier, allait à la fois confirmer et accélérer le processus politique.

Pour le reste, crise d’identité nationale et sociale il y a, car, en cette fin des années 1930, en 1938-1940, on constate une forme d’atomisation de la société, de repli sur soi, de perte des valeurs partagées, ce socle hérité de la Révolution française et des débuts de la IIIe République. La population et la classe politique sont travaillées par le pacifisme (on ne prendra jamais assez en compte l’impact de la Première Guerre si meurtrière), la xénophobie, l’antisémitisme et l’anticommunisme. La question n’est évidemment pas ici de définir les responsabilités des uns et des autres dans ce processus, mais de le mettre en évidence pour expliquer la suite. Il est clair que la défaite, inimaginable, allait se traduire par un choc traumatique profond. Y compris parmi les députés parce qu’ils reflétaient l’état de l’opinion et parce qu’ils partageaient l’idée que la république parlementaire portait sa part de responsabilité dans son propre effondrement.

En se soumettant à la collaboration avec l’ennemi, qu’espère obtenir l’État français ?

La « Révolution nationale » et le choix de la collaboration sont les deux piliers du nouveau régime qu’installent Pétain et Laval. La Révolution nationale est un projet politique qui s’inscrit dans l’histoire longue de l’extrême droite française, sans avoir besoin de se référer à des modèles italien ou allemand. Pour les nouveaux gouvernants, la défaite trouve son origine dans le délitement supposé de la société française depuis la Révolution française de 1789, ce délitement étant le fruit d’un complot ourdi par les forces de « l'Anti-France », pour reprendre les termes que Pétain utilise au mois d'août 1940. Ces forces ont pour noms : l’étranger, le communiste, le juif et le franc-maçon.

Dès lors, la reconstruction de la France passera non pas, bien sûr, par la résistance contre l’occupant, mais par une régénération de l’intérieur qui passe par le rassemblement des éléments dits « purs » autour des valeurs traditionnelles – travail, famille, piété, ordre – et l’exclusion des éléments dits « impurs », responsables de la défaite.

D’où toute une série de lois qui s’inscrivent dans ce que j’appelle une logique d’exclusion. Dès l’origine, le choix de l’armistice plutôt que la poursuite de la guerre ou la capitulation appelle la collaboration qui sera officiellement scellée par la poignée de mains de Montoire. Pétain et Laval jouent la victoire de l’Allemagne en Europe, une victoire qui ne leur déplait pas au demeurant, et veulent trouver leur place dans cette Europe nazie, en ayant par ailleurs la « liberté » de mettre en œuvre la « Révolution nationale ».

A-t-on une idée précise et fiable du pourcentage de la population française qui a été collaborationniste, en tant que membre actif ou sympathisant ? Quelles sont les figures les plus marquantes de la collaboration ?

On entend par « collaborationnistes » les membres de ces partis qui non seulement souhaitaient la victoire de l’Allemagne mais aussi l’importation du modèle politique. Ces partis comptent au total quelques centaines de milliers d’adhérents. Il y aussi ceux qui, plus nombreux, se trouvaient dans les organisations collaboratrices liées à Vichy mais qui ne sont pas tous germanophiles. Au total, il est impératif de ne pas mélanger deux registres, celui de l’opinion et celui de l’engagement, de l’action. Dans le cas des partis collaborationnistes, non seulement ils étaient peu nombreux mais la collaboration avec l'Allemagne était plus largement condamnée par une large majorité de la population.

Les leaders sont connus, qu’il s’agisse de Jacques Doriot et de son PPF ou de Marcel Déat et de son RNP ou des écrivains comme Céline, Rebatet, Brasillach ou Drieu La Rochelle. Mais la collaboration concerne aussi, bien sûr, le monde économique. Il ne faut pas oublier non plus qu’il y eut des collaborationnistes, au sens strict, au sein des gouvernements successifs de Pétain.

Dans quelle mesure intellectuels et artistes se sont-ils compromis ?

Il y a ceux qui ont choisi de s’engager officiellement dans la collaboration, comme les écrivains dont nous avons parlé. Certains acteurs et artistes réputés ont affirmé leur engagement collaborationniste. On connaît l’importance symbolique attribuée à ces quelques voyages en Allemagne de 1941 et 1942 qui, le plus souvent, traduisaient une forme de complicité, rarement un moyen de se protéger, et où se sont compromis de grands noms de la vie parisienne.

Mais cette collaboration de conviction et/ou de vénalité n’est pas la règle. Une autre catégorie, qui ne relève pas de la collaboration entendue comme la volonté de mettre en œuvre les objectifs de l’occupant, a concerné davantage ce monde des intellectuels et des artistes, ce que j’appellerai « accommodation ». Entendons par là le « faire avec » : on fait avec l’occupation et l’on se soumet sans difficulté à la continuation de la vie artistique et intellectuelle sous couvert des nouvelles autorités, mais sans afficher de sentiments particulièrement collaborationnistes. Jean Cocteau en est une bonne illustration, à mon sens.

La presse a  joué un rôle important dans la Collaboration. Quels ont été les titres les plus collaborationnistes ? Étaient-ils subventionnés, voire directement dirigés par les autorités allemandes ?

Il faut se remettre dans le contexte de l’époque. La question de la liberté de la presse ne se posait pas ; la seule question qui valait renvoyait au pouvoir en place. Ce contrôle de la presse passait par les services de censure français en zone sud, allemands surtout en zone nord et le contrôle était soit direct (consignes en amont allant jusqu’à la taille des titres et des sous-titres) soit indirect (l’allocation de papier). Les journaux collaborationnistes parisiens étaient largement subventionnés, mais la diversité des autorités constituaient autant de sources de financement différents, dont l’ambassade, le commandement militaire et la SS. Le financement était direct ou transitait par des organisations sous contrôle (comme l’Institut d’études des questions juives).

Les titres sont nombreux, à l’image de la dispersion du monde collaborationniste parisien. On pourrait citer Le Cri du Peuple, L’Œuvre, Au Pilori! mais aussi des BD comme Le Téméraire. On n’oubliera surtout pas les journaux à grand tirage d'avant la guerre et qui continuent leur vie à Paris comme Le Petit Parisien et Le Matin, des journaux souvent moins radicaux dans leur engagement mais engagés sans réserve et, de par leur ancienneté, plus influents que les autres.

Qu’en est-il de la collaboration économique ? A-t-elle été massive ? Contrainte ? Les entreprises avaient-elles une marge de manœuvre ?

La question de la collaboration économique est sans doute la plus compliquée à analyser. Il y a d’abord les rapports d’État à État. La France, rappelons-le, est le pays occupé le plus riche d’Europe. Dès lors, l’une des priorités stratégiques de l’occupant est d’assurer le pillage en biens et en main-d’œuvre de la France. C’est donc un enjeu majeur pour l’Allemagne, bien sûr, mais aussi pour Vichy.

Côté français, l’intérêt, malgré la terrible pression financière allemande, était de profiter des commandes allemandes et des compétences de l’industrie d’outre-Rhin. Cela est passé par des sociétés mixtes franco-allemandes (six au total, dont deux dans le domaine très politique de la communication) et plus généralement par une présence dans les sociétés stratégiques. Le pillage a connu son paroxysme, évidemment, avec ce qu’on appelle « l’aryanisation des biens juifs ». Des administrateurs civils furent mis à la tête de ces petites ou plus grandes entreprises, et ce fut l’objet de conflits de compétence entre Paris et Vichy, mais plus l’enjeu était d’importance, plus l’occupant imposait sa loi. Si l’on quitte l’étage des gouvernants, on a cette nouvelle structure mise en place à l’initiative de Vichy, à savoir les Comités d’organisation où étaient regroupées les entreprises branche par branche. Ce fut un vecteur important de transmission des exigences allemandes.

Encore une fois, c’est dans des secteurs stratégiques comme l’aviation ou l’automobile que la collaboration a été le plus loin, comme avec Gnome et Rhône ou Renault – avec quelques personnages qui s’y sont refusés avec habileté, comme Michelin ou Peugeot.

Il y avait donc des marges de manœuvre, mais elles étaient restreintes. C’est pourquoi, dans un grand nombre de cas, je préfère parler d’ « accommodation » plutôt que de « collaboration ». En 1943 et 1944, les entreprises du Nord et du Pas-de-Calais n’avaient pas d’autres choix, si elles voulaient rester ouvertes, que de travailler en quasi-totalité pour l’occupant. Le choix était donc d'accepter ce travail ou de fermer l’entreprise. La situation était d’autant plus complexe que la collaboration permettait d’éviter aux ouvriers le Service du Travail Obligatoire en Allemagne (STO). Un certain nombre de ces patrons ont fait le choix de la collaboration, d’autres ont accepté cette forme de deal.

Quel rôle a joué le régime de Vichy dans la déportation des Juifs de France et dans la répression de la Résistance ?

Si l’on reprend la vision de l’Histoire et du monde qu’avait Vichy, on comprend bien que la répression anticommuniste et la persécution antisémite faisaient en toute logique partie de ses objectifs prioritaires. Pour les communistes, cela ira même jusqu’à devancer les Allemands et à critiquer leurs réserves dans la période trouble où le pacte germano-soviétique était de mise. Pour Vichy, la lutte contre les communistes a été une constante de 1940 à 1944 [lire notre article au sujet de Guy Môquet]. La lutte contre la résistance non-communiste fut également importante, et les résultats furent souvent terribles, mais la machine répressive pouvait être enrayée par tel ou tel grain de sable dans la haute administration où des liens avaient pu être tissés avant-guerre.

Le régime de Vichy est allé très loin dans la collaboration des polices. Elle fut déjà une réalité en zone nord après le déclenchement de la lutte armée par le PCF à l’été 1941 ; on en trouve nombre de traces dans les archives allemandes comme dans celles de la préfecture de police de Paris. Mais elle fut officiellement scellée par ce qu’on appelle les accords Bousquet-Oberg, du nom du secrétaire général à la Police René Bousquet et du chef suprême de la Police et de la SS en France et Belgique occupées, Karl Oberg, fin juillet-début août 1942. Il s’agissait de laisser au maximum l’initiative de la répression à la police française et, de fait, comme Oberg en témoigna lors de son procès bien après la guerre, ce dernier n’avait eu qu’à s’en féliciter car il n’avait pas les moyens et les connaissances du terrain dont disposait son partenaire.

Cette collaboration valait d’abord pour la répression contre la Résistance ; mais elle fut de mise avant même la signature de l’accord pour les grandes persécutions antisémites. La plus grande rafle de l’Occupation fut ainsi co-organisée par les polices française et allemande à Paris les 16 et 17 juillet 1942 (ce qu’on appelle la rafle du Vel’ d’hiv), mais les quelque 13 000 Juifs arrêtés alors en région parisienne le furent par les seuls policiers français. L’accord scellé par Laval sur ce sujet prévoyait également la livraison de Juifs de zone sud. Or, pour mémoire, il n’y avait alors aucun soldat allemand en zone sud, dite « libre ».

Entre début août 1942, date des premiers convois, et novembre 1942, date de l’occupation de la zone sud par les troupes allemandes, pas moins de 10 000 Juifs furent livrés par Vichy. On peut s’interroger sur la stratégie de Vichy. En effet, la déportation des Juifs de France n’était pas dans la logique de l’État français qui avait mis en avant une logique d’exclusion. Certes, il faudra un certain temps aux gouvernants français, Laval en tête, pour être mis au courant du sort qui attendait les Juifs : l’extermination de masse. Mais cela ne changea rien au sommet de l’État.

Deux mécanismes ont pu jouer. D’une part, Laval, chef du gouvernement, s’imaginait pouvoir jouer avec Hitler la place de la France dans une Europe qui, à ses yeux, serait nécessairement nazie. Il disposait, pensait-il, de deux cartes majeures : les ouvriers et les Juifs. Il lâcha ces deux cartes dans un calcul géopolitique de maquignon : les ouvriers avec la Relève puis le STO ; les Juifs de France, d’abord les étrangers puis tous, avec l’organisation des rafles. Dans la haute administration, jusqu’à Bousquet lui-même, s’ajoutait la conviction qu’il fallait affirmer l’autorité de l’État sur l’ensemble du territoire national, y compris en zone occupée, quitte à prendre en charge les objectifs les plus sombres de l’Occupant. Dans tous les cas, la situation s’aggrava encore quand Darnand, le chef de la Milice, succéda à Bousquet à la tête de la police comme Secrétaire général au Maintien de l’ordre le 1er janvier 1944.

La France est-elle aujourd'hui, selon vous, au clair et en paix avec ce passé collaborationniste ?

Il y a peu je vous aurais répondu oui, bien évidemment. Et de fait les ambiguïtés ont largement disparu, non seulement envers les collaborationnistes (c’était chose faite d’emblée) mais aussi envers Vichy et même Pétain.

Toutefois je serais plus prudent aujourd’hui, quand on voit que pour certains, comme Zemmour, la réhabilitation de Pétain et de Vichy devient l’une des priorités de son combat idéologique. C’est sans doute qu’il pense que là se trouve le dernier verrou à faire sauter, la rupture définitive avec les valeurs héritées de la Résistance – et tout spécialement avec le général De Gaulle.

La Collaboration, Paris Vichy Berlin, 1940-1945 est paru aux éditions Tallandier en novembre 2018.