Alexandre Le Guennic au prisme du numérique

On associe souvent aux humanités numériques la notion de big data ce qui, d’un point de vue historiographique, ouvre la perspective de grandes enquêtes quantitatives, comme une sorte d’Ernest Labrousse 2.0. Or, non seulement les nombreux programmes de mise en ligne d’archives et de contenus s’y rapportant permettent également d’envisager des enquêtes à spectre resserré, presque microhistorique, mais elles invitent aussi à confronter des documents qui a priori n’ont pas grand-chose à voir. Et c’est bien là que réside une des véritables forces du numérique : ériger des ponts entre des historiographies qui s’ignorent. C’est ce que montre l’exemple d’Alexandre Le Guennic.

Carte postale. Collection particulière.

Né le 27 mai 1875 à Peumerit-Quintin, dans les Côtes-du-Nord, cet individu est, comme tous les hommes de sa génération, soumis à un certain nombre d’obligations militaires et dispose donc d’une fiche matriculaire de recrutement à son nom. Aisément consultable en ligne, cette archive nous décrit un parcours à première vue très classique : service  militaire au 48e RI de Guingamp du 14 novembre 1896 au 20 septembre 1897, jour où il est nommé caporal et où il retrouve, donc, la vie civile1. Détail intéressant, Alexandre Le Guennic déclare lors de son passage devant le Conseil de révision exercer la profession de « laboureur » puis part s’établir en région parisienne, d’abord à la Garenne-Colombes puis à Paris même, à partir de mai 1911. Sa fiche matricule nous apprend en effet qu’il est « facteur-garde à Batignolles », ce qui lui vaut d’être « classé non affecté des chemins de fer de l’Ouest ».

Alexandre Le Guennic est donc cheminot et, presqu’immédiatement, vient à l’esprit l’idée qu’il puisse être engagé au sein du mouvement ouvrier. Une telle intuition conduit donc à consulter le Maitron, réflexe d’autant plus évident que ce tentaculaire dictionnaire biographique est désormais consultable en ligne en accès libre et gratuit. Et le pari s’avère gagnant puisqu’Alexandre Le Guennic dispose effectivement d’une notice à son nom, texte rédigé par Elie Fruit et Yves Le Floch. Or, détail intéressant, parmi les nombreuses sources qu’ont consultées les deux auteurs pour rédiger cette biographie ne figure pas la fiche matriculaire du recrutement. Là n’est d’ailleurs pas véritablement un reproche : qui travaillant sur le mouvement ouvrier songerait à consulter des archives militaires ? Pourtant, la fiche matricule conservée par les Archives départementales des Côtes-du-Nord semble dans le cas d’Alexandre Le Guennic particulièrement digne d’intérêt. Dans leur notice, Elie Fruit et Yves Le Floch donnent une description pour le moins tranchée de cet individu puisqu’à les en croire sa « caractéristique dominante fut d’être en rébellion permanente contre toute forme de collectivité ». C’est en effet le portrait d’un libertaire qui émane des premiers paragraphes de cette notice, homme que distinguent « son individualisme farouche et son non-conformisme ».

Cette originalité se retrouve quelques années plus tard, grâce encore une fois à la notice du Maitron. Elie Fruit et Yves Le Floch font en effet référence à un article de L’Ouest-Eclair qui, aujourd’hui aisément consultable sur le portail Gallica, donne à voir la pensée pour le moins singulière d’Yves Le Floch. A l’occasion du « congrès du personnel syndiqué des chemins de fer de l’Etat » qui se tient en avril 1919 à Laval, le grand quotidien catholique rennais dépêche un « envoyé spécial » qui reproduit – semble-t-il fidèlement – les paroles d’Alexandre Le Guennic. Devenu réformiste, il s’oppose frontalement au « révolutionnaire » Gaston Monmousseau et livre une analyse bien éloignée de la grille de lecture léniniste selon laquelle, l’impérialisme étant le stade suprême du capitalisme, la Première Guerre mondiale aurait été sciemment déclenchée par les « marchands de canons »2 :

« Le prolétariat, en 1914, débute-t-il, a su concilier le souci de ses revendications avec la nécessité de s’opposer à une agression brutale qui aurait anéanti son idéal. Il fallait choisir entre la victoire et la défaite. Préfériez-vous être battus ? La victoire a fait naître une poussée de militarisme dites-vous : avions-nous le pouvoir de mesurer cette victoire ? Qu’eussent été les conséquences d’une défaite ? Aujourd’hui nous saluons les révolutions allemandes et russes ; se seraient-elles produites sous la botte du Kaiser. L’Allemagne aurait-elle permis une révolution chez le peuple français vaincu par lui ?
Voyons les choses, telles qu’elles sont, non à travers une agitation effrénée, se donnant libre cours dans le silence d’un cabinet et laissant se dépêtrer ensuite les camarades lancés dans la mêlée. C’est au 1er août 1914, Montmousseau (sic), que vous auriez dû tenir ce langage ; alors, la révolution faite, nous nous serions précipités à l’ombre du drapeau rouge contre le Kayser, car toute défaite de notre pays était une régression de l’humanité : c’est le grand Jaurès qui l’a dit en mourant. »3

La charge est rude et, quelques semaines après l’acquittement de Raoul Villain, elle montre combien cette période intermédiaire, de transition entre la signature de l’Armistice et le retour à la vie civile, une fois l’accord de paix signé, ce qui n’interviendra finalement que le 28 juin 1919, est tendue. La presse en est un bon indicateur et l’on sait d’ailleurs que L’Ouest-Eclair s’oppose très vivement, et ce dès décembre 1918, à la CGT sur la question éminemment sensible de la démobilisation. On pourrait donc, sans trop de risques d’erreur, interpréter la diatribe d’Alexandre Le Guennic comme résultant d’une fougue que rien, ni le contexte particulièrement tendu du moment, ni une évolution idéologique certaine, ne vient freiner. Il est vrai que l’anarchiste résolument antimilitariste des années 1900 a fait du chemin, à l’image du reste de la quasi-totalité de cette gauche française et bretonne qui rallie sans coup férir le drapeau tricolore quand sonne la mobilisation générale, en août 1914.

Groupe de la Fédération nationale des cheminots. Sans lieu ni date.

Mais en nous donnant à voir son parcours militaire, la fiche matricule d’Alexandre Le Guennic met en lumière certaines contradictions du personnage. Antimilitariste, il n’en est par moins nommé caporal à l’issue de son service militaire, qu’il achève muni de son certificat de bonne conduite. Certes, il est cassé de son modeste grade en 1911, année où il effectue une semaine de réserve avec le 73e RIT. Or, il n’en demeure pas moins qu’Alexandre Le Guennic milite au même moment aux côtés de l’antimilitariste viscéral Gustave Hervé, individu dont la trajectoire est également pour le moins fluctuante. En d’autres termes, la fiche matricule et la notice biographique du Maitron donnent à voir un seul et même individu évoluant des dans espaces sociaux clairement distincts, aux logiques qui sont non seulement spécifiques mais parfois antagoniques. En ce qu’il permet de connecter ces champs, et les historiographies qui s’y affèrent, le numérique permet d’englober un seul et même acteur dans toute sa complexité. Quitte parfois, il faut bien l’admettre, à y perdre son latin.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

1 Arch. dép. CdA : 1 R 1077.2256.

2 Sur cette question se rapporter à PROST, Antoine et WINTER, Jay, Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie, Paris, 2004.

3 « Le congrès des cheminots à Laval », L’Ouest-Eclair, 20e année, n°7 265, 26 avril 1919, p. 3-4.