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Reportage

Eau au Pakistan : «Même les chiens ne viennent plus dans le quartier»

Les rivières du Pendjab, communes avec l’Inde voisine, sont de plus en plus polluées par les usines et l’agriculture. Dans le même temps, les ressources hydrauliques dans le pays se raréfient, faisant peser une menace de «pénurie absolue».
par Solène Chalvon-Fioriti, envoyée spéciale au Pendjab
publié le 14 mai 2019 à 19h26

Dans le nord du Pendjab, la province la plus peuplée du Pakistan, des tribus tsiganes migrent de rivière en rivière depuis des générations. Alors que des gamins pataugent dans des flaques d'eau noirâtre, le chef d'une de ces communautés, Baba Hakim, psalmodie à pleins poumons des versets du Coran. En équilibre sur une jambe, cet homme sans âge, au visage buriné enserré d'un turban vert menthe, tente d'éloigner «les fantômes de l'eau sale», responsables de la pollution du précieux liquide, expliquent ses congénères. D'après le religieux soufi, des esprits «serpentent désormais au fond de toutes les rivières du Pendjab».

Sa tribu s'est installée dans les années 2000 sur une berge de la Ravi, l'un des quatre bras du fleuve Indus au Penjab - celui-ci puise sa source dans l'Himalaya tibétain avant de traverser Inde et Pakistan pour se jeter dans la mer d'Arabie. Près de 4 000 tentes, faites de bâches en plastique et d'affiches politiques, s'entassent aujourd'hui sur le flanc terreux de la Ravi. «Mes lointains ancêtres vivaient sur la Chenab [un autre bras de l'Indus, ndlr]. Nous sommes sur la Ravi depuis plus de neuf ans, explique Ayeesha, une vieille femme au front tatoué de losanges. Mon père nous a fait quitter la rivière Jelhum [un troisième affluent du fleuve] parce qu'il y avait du sel dans l'eau : sur les flots et même dans la terre !»

Typhus, hépatite B, choléra et dysenterie

La Jehlum souffre en effet de l'exploitation d'importantes mines de sel, dont les exploitants font enfouir les déchets dans le sol. «Mais la salinité remonte à la surface, et l'agriculture y est désormais impropre sur des milliers d'hectares», explique Saheed Naqvi, de WWF Pakistan. Et le problème va en s'aggravant, selon plusieurs études. Celle qu'on surnomme douloureusement dans des chansons pakistanaises la «rivière rouge», en raison des supposés cadavres de militants du Cachemire qui y seraient jetés en amont par l'«oppresseur» indien, se dévitalise petit à petit.

La Ravi n’a rien à lui envier. Des centaines d’usines l’utilisent comme déversoir. Et les pesticides employés dans cette région très agricole la souillent davantage encore. Toujours d’après WWF, cette rivière, qui assure la subsistance d’environ 38 millions d’Indiens et de Pakistanais, est l’une des plus polluées au monde. Les tsiganes n’y lavent plus leurs enfants. Ils profitent d’un puits de ferraille misérable situé à proximité.

Ayeesha affirme que sa famille a perdu au moins six bébés ces dernières années du fait de la mauvaise qualité de l’eau. Typhus, hépatite B, choléra et dysenterie font des ravages dans le pays. L’hôpital Services de Lahore, la capitale du Pendjab, que dessert la Ravi, estime à 40 % le nombre d’enfants traités dans ses urgences pédiatriques qui souffrent de maladies provoquées par l’eau. En période de mousson, plus de 350 bambins peuvent y être amenés en une journée. Au pied des treize lits disponibles, un amoncellement de seaux en plastique rose, pour les nombreux cas de diarrhée.

«Parfois, les bébés arrivent inconscients», raconte la jeune pédiatre Aisha Shebaz. Aux familles rurales, au plus faible niveau d'éducation, elle répète inlassablement : «Lavez vos mains» et «faites bouillir l'eau vingt minutes avant d'en faire usage». «Je dis aux femmes qui viennent ici : "Tu veux savoir si tu es une bonne mère pour tes enfants ? C'est simple, dans l'espace où tu cuisines, il y a toujours une casserole d'eau sur le feu".» Selon l'Unicef, 53 000 enfants pakistanais meurent tous les ans d'avoir consommé de l'eau non potable.

Mais le Pakistan ne souffre pas seulement de son eau contaminée. Celle-ci se raréfie également, alors que le pays est confronté à une démographie incontrôlable. Sa population, estimée à 207 millions d'habitants en 2017, devrait passer le cap des 300 millions en 2040. Dès 2025, le pays se retrouvera en situation de «pénurie absolue», selon l'ONU, avec une quantité d'eau disponible par habitant comparable à celle de pays africains arides.

Le Pakistan tient le voisin indien, avec qui les relations sont exécrables depuis leur partition en 1947, en partie pour responsable de ses problèmes. New Delhi, en amont de l'Indus, est accusé de prélever toujours plus d'eau sur son territoire, privant d'autant le Pakistan de la précieuse ressource. La crainte d'une «guerre de l'eau» est vivace côté pakistanais, d'autant que le pouvoir indien joue de cette menace à chaque action terroriste sur son sol. «L'eau et le sang ne peuvent pas couler en même temps», avait déclaré en 2016 le Premier ministre indien, Narendra Modi, promettant d'«assécher le Pakistan» en représailles d'une tuerie dans le Cachemire indien. Fin février, alors que les aviations de deux pays se battaient pour la première fois depuis des décennies, faisant craindre un nouveau conflit entre ces puissances nucléaires, le ministre des Transports indien réitérait la menace de «détourner l'eau» de certaines rivières arrosant le voisin musulman.

Manque criant d’infrastructures

Pourtant, les experts considèrent que le Pakistan est le premier responsable de cette situation. En soixante et onze ans d’histoire houleuse, marquée par des coups d’Etat et de nombreux épisodes de violence, l’eau a rarement été érigée en priorité. Le pays souffre d’un manque criant d’infrastructures. Les usines de traitement sont rarissimes. Seuls trois bassins majeurs de stockage existent pour tout le pays, contre plusieurs milliers en Inde. Par conséquent, l’eau provenant de la fonte de ses glaciers, qu’accentue le réchauffement climatique, et de moussons abondantes, n’est pas conservée pour les périodes de sécheresse. Les Pakistanais recourent donc à des pompes, qui puisent de plus en plus profondément dans les nappes phréatiques, où la teneur en arsenic est naturellement plus importante. Quelque 50 à 60 millions d’entre eux, soit plus d’un gros quart de la population, s’empoisonnent ainsi à petit feu, selon une étude internationale divulguée en août 2017.

Dans le quartier Nainsukh de Lahore, de 30 000 à 40 000 personnes pataugent dans une boue visqueuse, en fait les égouts qui se déversent à ciel ouvert. En plus de ne plus approvisionner ce territoire en eau, la municipalité a cessé d’entretenir son réseau d’assainissement et a abandonné le ramassage des ordures. Pour avancer, il faut négocier son chemin entre des tas d’immondices et des trouées noires au sol. L’année dernière, deux petits garçons de 5 et 6 ans sont tombés dans ces fosses. Ils sont morts noyés. Mais rien n’a changé pour Nainsukh, littéralement «ce qui est beau à l’œil», une triste ironie.

«Même les chiens ne viennent plus dans ce quartier», se désespère Rahila Sayad, une jeune femme au visage rond, propriétaire d'un modeste salon de beauté. «Comme nous n'avons plus d'eau de l'Etat depuis dix ans, nous la puisons dans le sol avec une pompe», raconte-t-elle. L'appareillage coûte 60 000 roupies, un peu moins de 400 euros, c'est-à-dire cinq mois d'un petit salaire. Mais l'eau ainsi obtenue est jaunasse et sent très fort, même après avoir été bouillie. Elle laisse un liseré pâteux sur les parois des marmites de Rahiha Sayaad.

D’après un rapport officiel, il faut désormais descendre à 40 mètres de profondeur pour trouver de l’eau dans certaines parties de Lahore à cause du surpompage. En 2025, pour la même raison, l’eau ne devrait être accessible qu’à 70 mètres, puis à 100 mètres en 2040, accentuant encore plus son impureté.

La situation est encore pire à Karachi, la plus grande ville du pays, où des mafias locales ponctionnent l’eau des canalisations pour la revendre à prix d’or aux particuliers. Dans d’immenses quartiers de cette mégalopole de plus de 20 millions d’âmes, les robinets sont à sec parfois des mois durant.

«Crise imminente»

Muhammad Ashraf, le président d'un institut de recherche public sur l'eau à Islamabad, dénonce une «crise imminente, pour laquelle aucune action éducative n'est prise».

Car aussi précieux soit-elle, l'eau est gaspillée, principalement par le secteur agricole, qui utilise environ 90 % des ressources. Le Pakistan est ainsi traversé par le plus grand réseau d'irrigation du monde, long de 200 000 kilomètres. Creusé au XIXe siècle sous la domination coloniale britannique, il est extrêmement poreux. Dans différentes études, son efficacité est estimée autour de 40 %. Les paysans du cru sont en outre adeptes de la culture par inondation, ce qui, cumulé à des températures élevées, souvent supérieures à 40 degrés, place la productivité agricole pakistanaise par quantité d'eau utilisée parmi les plus faibles du monde.

Dans le Pendjab, le grenier agricole du Pakistan, «nous n'avons jamais connu de manque d'eau. Nous sommes une terre d'eau, définie par l'eau, résume l'avocat environnementaliste Ahmad Rafay Alam. Maintenant, nous découvrons le manque et rien, dans notre histoire, dans notre culture ne peut nous y préparer…» L'ex-président de la Cour suprême, remplacé mi-janvier, avait pris le problème à bras-le-corps. En juillet, le juge Nisar avait lancé un grand emprunt populaire pour financer la construction de deux gigantesques réservoirs d'eau dans le Nord montagneux. Le projet, à l'impact environnemental très controversé, n'a pour l'instant rassemblé que 62 millions d'euros. Il en faudra des milliards.

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