La grande question qui, la semaine du 6 mai, semblait ne jamais devoir quitter les esprits, était de savoir si parler d’« attaque » plutôt que d’« intrusion » dans un hôpital dont on avait forcé les grilles valait ou pas la démission d’un ministre de l’intérieur. Le ministre avait publiquement regretté le terme « attaque » depuis plusieurs jours qu’on en débattait encore avec vivacité, comme si l’indignation, telle une bille d’acier sur une surface lisse, était emportée par sa propre masse en une rotation sans fin.

L’homophobie, une réalité

Et soudain, ce fut terminé. Le 10 mai, on apprit que deux otages français avaient été libérés en Afrique, lors d’une opération à haut risque, avec deux autres, une Américaine et une Sud-Coréenne, dont on ignorait jusque-là la présence à leurs côtés. Deux soldats des forces spéciales y avaient laissé la vie. Des photographies circulèrent partout, occupant les « unes » dans les kiosques et les écrans de toutes tailles.

Emmanuel Macron rend hommage à deux « héros »

D’un côté, deux hommes jeunes, en tenue militaire, souriant dans le soleil, incarnant la vigueur, le courage, la maîtrise, le don de soi, le meilleur de la France, peut-être même simplement le meilleur de l’homme. De l’autre, deux hommes également, souriant eux aussi dans le soleil, mais à une terrasse semblait-il, en tenue de plein air, en villégiature, en voyage de noces, a-t-on pu lire. Les premiers avaient perdu la vie pendant le sauvetage, réussi, des seconds.

Immédiatement s’est posée la question de l’imprudence des deux touristes. Une question qui revient régulièrement quand il faut rechercher des skieurs de hors-piste pris dans l’avalanche qu’eux-mêmes ou d’autres ont déclenchée, ou partir en haute mer tirer d’affaire des plaisanciers peu soucieux de la météo.

Les exemples sont multiples et il est rare, s’il faut employer les grands moyens et prendre de grands risques pour tirer quelqu’un d’un très mauvais pas, qu’une part de sa responsabilité ne soit pas mentionnée, suscitant souvent de légitimes critiques. Mais s’agissant des otages libérés le 10 mai, ce n’est pas une « critique », ce sont le mépris et les sarcasmes qui ont déferlé, au point que pour la première fois, j’ai compris que l’homophobie dans ce pays était une réalité.

Des mots difficiles à effacer

Bien sûr, personne n’a prononcé les mots spécifiquement insultants qui pourraient servir de preuve à ce que j’avance, mais jamais nous n’avons vu des rescapés traités dans les commentaires comme le furent ces deux-là. Ils ont été enlevés alors qu’ils suivaient un guide expérimenté. Ils l’ont vu se faire sauvagement massacrer. Ils ont roulé durant des jours avec leurs ravisseurs, craignant pour leur vie à chaque seconde. Ils ont été sauvés d’extrême justesse au milieu des échanges de tirs, voyant plusieurs personnes tomber sous les balles. Et que dit-on d’eux ? Je cite seulement, parmi mille, ces mots que je viens de lire, sur le site nouvelobs.com le 14 mai, dans une tribune questionnant l’identité de l’otage américaine, dont en effet on ne sait rien : « Au-delà de l’imprudence des deux Français safaristes, en goguette chez les salafistes »…

Est-ce ainsi que l’on parle de qui que ce soit, terrorisé depuis plusieurs jours ? Sauvé par l’armée française, dont on sous-entend à travers ces sarcasmes qu’elle a mieux à faire que protéger ses ressortissants, mieux à faire que se montrer plus forte et plus déterminée que les preneurs d’otages ennemis de notre société ? Outre le mépris pour deux rescapés, est-ce réconfortant pour l’armée et les familles des deux soldats tués que leur faire entendre qu’on les expose au pire pour rien ? Et qu’en l’occurrence, ce rien, ce ne sont même pas des trafiquants de drogue ou de sinistres braconniers mais deux compatriotes, l’un enseignant la musique dans un conservatoire, l’autre créateur de bijoux ?

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Les mots traduisent si bien la pensée qu’une fois prononcés ils sont aussi difficiles à effacer qu’un tatouage. Intrusion n’est pas plus synonyme d’attaque que victime ne l’est de coupable. Heureusement que dans ces situations, s’il est quelqu’un qui ne s’y trompe pas, ce sont bien les soldats. Eux savent qui a besoin et droit à leur secours. Soyons sûrs que cette lucidité les aide à trouver la force, le courage et l’humilité qui suscitent notre gratitude et notre admiration.