• Romans et récits, de Romain Gary, sous la direction de Mireille Sacotte, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Tome I, 1 536 p., 63 € ; Tome II, 1 728 p., 66 €

Il avait tout pressenti et s’était dédoublé pour écrire ce qui le hantait jusqu’au débordement. Ainsi apparaît Romain Gary – alias Émile Ajar durant la dernière décennie de son existence –, à la lecture des deux tomes que la Bibliothèque de la Pléiade consacre à ses romans et récits.

Aragon et Gary – celui qui croyait au communisme et celui qui n’y croyait pas – avaient bien des points communs : une enfance sans père chapeautée par une mère prépotente ; le mentir vrai ; le goût des masques ; quelques apparitions réfléchies et marquantes à la télévision ; la tentation du suicide. L’un se donna la mort, l’autre pas.

Romain Gary, qui se tira une balle dans le crâne le 2 décembre 1980, laissa le jour J un message davantage NRF que France Dimanche. Il écartait en effet d’un revers de plume la piste menant à son ex-femme, célèbre actrice américaine retrouvée sans vie l’année précédente : « Aucun rapport avec Jean Seberg. Les fervents du cœur brisé sont priés de s’adresser ailleurs. » Puis il faisait retour sur son métier d’écrivain (« Je me suis enfin exprimé entièrement »), avant d’expliquer son geste par le titre d’un de ses livres : La nuit sera calme (1974).

Écologiste avant la lettre

Gary avait rédigé les questions et les réponses de cet entretien au long cours, censé être mené par son ami d’enfance François Bondy. Y figure ceci : « On est toujours piégé par un je. » Et plus loin : « Un homme qui est bien dans sa peau est ou bien un inconscient ou bien un salaud. Personne n’est dans sa peau sans être aussi dans la peau des autres. »

Romain Gary alla jusqu’à se mettre dans le cuir épais des pachydermes, ces éléphants menacés de disparition qui, dans Les Racines du ciel (prix Goncourt 1956), obsèdent Morel. Le personnage, comique à force d’être tragique, va répétant au long du roman un leitmotiv – incompris à la fois par les nationalistes africains rivés sur l’indépendance et par les affairistes occupés à exploiter toutes les ressources possibles du continent : « Je veux qu’on respecte les éléphants. » Morel est « un minoritaire-né » – ainsi Gary se définissait-il.

L’écrivain s’avère donc écologiste avant la lettre. Il déploie une bienveillance prophétique à l’endroit de notre planète ployant sous le fardeau anthropique – il est aussi question des forêts et des baleines. Les Racines du ciel prône, avant tout le monde, « le respect de la nature », « le respect d’une marge humaine ».

À partir de la faune et de la flore, l’œuvre entière semble voler au secours des victimes de tous les assujettissements : les populations colonisées, les Noirs américains, les femmes. Dans Chien blanc (1970), la dernière phrase du narrateur sonne comme une promesse du crépuscule : « C’est un tel soulagement que de pouvoir enfin respecter quelqu’un. » Mais ce roman de l’antiracisme intégral anticipe tous les effets secondaires, toutes les énormités possibles, quitte à jeter du sel sur les plaies : « C’est tout de même triste lorsque les Juifs se mettent à rêver d’une Gestapo juive et les Noirs d’un Ku Klux Klan noir. »

Deux géants ravagés du XXe siècle

Il faut imaginer ce qu’il en coûta d’écrire une telle phrase à un tel écrivain, dont l’acte de naissance, au printemps 1914 à Wilno, fut rédigé en russe et en hébreu. Un écrivain qui vécut à Varsovie de 1925 à 1928. Il y revint, en 1966, errant dans le ghetto réduit à rien, bouleversé face aux caméras de la télévision française qui l’accompagnaient, ne trouvant qu’à bredouiller, dans la demi-douzaine de langues qui lui revenaient à l’esprit : « Où sont les Juifs ? »

L’anéantissement hitlérien pèse sur son œuvre en général et sur La Danse de Gengis Cohn (1967) en particulier. Gary n’y put rien faire. Aviateur ayant rejoint Londres dès juillet 1940, il était devenu « gaulliste inconditionnel ». Pour la mise en terre du général tant aimé, le 12 novembre 1970 dans le cimetière de Colombey-les-Deux-Églises, deux compagnons de la Libération attiraient le regard : André Malraux flanqué d’un Romain Gary engoncé, trente ans après, dans son uniforme de capitaine des Forces aériennes françaises libres.

Deux géants ravagés du XXe siècle : celui qui n’avait pu empêcher Franco de triompher en Espagne, celui qui n’avait pu contrecarrer la destruction des Juifs d’Europe ayant englouti sa famille.

Un magicien obnubilé par les métamorphoses

Est-ce à Colombey, pour renaître parmi les cendres, que Romain Gary fomenta la création d’Émile Ajar, qui lui vaudrait un second prix Goncourt, en 1975, pour La Vie devant soi ? Dans « De Gaulle Première », une prodigieuse émission de télévision consacrée au général (réalisée par Daniel Costelle, diffusée sur la première chaîne en 1975 et jamais réapparue depuis), Romain Gary parlait ainsi de son héros politique : « Il y avait là un romancier-personnage qui se créait lui-même comme un romancier écrit et crée une œuvre. De Gaulle s’est créé, a été créé par lui-même, comme Balzac créait ses personnages. » Incroyable mise en abyme !

Gary, qui venait de se dédoubler en Émile Ajar, présentait Charles de Gaulle telle une « création artistique prodigieuse »… Tout Gary se tapit dans l’ultime chapitre (non publié à l’époque) de Gros-Câlin (1974), premier chef-d’œuvre écrit sous le nom d’Ajar. En un clin d’œil (« J’ai l’impression que l’on cherche à me faire renaître de mes cendres dans un but de remise en circulation »), le magicien obnubilé par les métamorphoses (« Je pense d’ailleurs que tout devrait être au féminin et dès le lever du soleil ») propose un viatique d’une actualité brûlante : « Je suis pour la fraternité et à tous égards car il est urgent de mélanger les torchons et les serviettes. »

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Biographie

1914. Naissance de Roman Kacew à Wilno (Lituanie, Empire russe).

1928. Arrive à Nice avec sa mère.

1940. Rejoint de Gaulle à Londres. Aviateur du groupe « Lorraine ».

1945. Publie Éducation européenne sous le nom de Romain Gary.

1956. Les Racines du ciel (prix Goncourt).

1960. La Promesse de l’aube.

1969. Adieu Gary Cooper.

1970. Chien blanc.

1974. Gros-Câlin (sous le nom d’Émile Ajar).

1975. La Vie devant soi (prix Goncourt, sous le nom d’Émile Ajar).

1980. Les Cerfs-volants (avril), suicide (décembre).