Écho de presse

En 1911, la « croisade des ménagères » contre « la vie chère »

le 07/01/2022 par Marina Bellot
le 15/05/2019 par Marina Bellot - modifié le 07/01/2022
Photographie parue dans le quotidien La Presse du 2 septembre 1911 - source : RetroNews-BnF
Photographie parue dans le quotidien La Presse du 2 septembre 1911 - source : RetroNews-BnF

Après plusieurs décennies d'amélioration de leur niveau de vie, les femmes sont en première ligne pour protester contre l'augmentation des produits de premières nécessité. Une lutte dont se fait l’écho la presse française.

Elles défilent dans les rues au chant de l’Internationale. Alors que les conditions de vie marquent une amélioration, en atteste l’allongement de l’espérance de vie, une hausse des prix soudaine complique le quotidien des « ménagères ». Sucre, beurre, ou encore viande : les prix augmentent et génèrent de la colère. En première ligne, les femmes. Elles prennent les rênes de la lutte qui s’exprime avec âpreté, notamment dans le nord de la France, où le climat est particulièrement tendu comme s'en fait l'écho le très conservateur Gaulois dans son édition du 1er septembre 1911 :

« Partout la surexcitation est extrême et partout également les incidents les plus violents se produisent. » 

Les commerçants qui n’acceptent pas de baisser leur prix sont sanctionnés sans autre forme de procès :

« Les épiciers du faubourg de l'Isle, à Saint Quentin, sont particulièrement visés. L'épicerie de M. Leduc a été pillée. Les sacs de légumes ont été vidés, le sucre, le sel, le poivre, etc., ont été répandus dans la rue. [...] Les femmes pénétrèrent sur le marché et commencèrent des pourparlers pour obtenir le beurre à 1 fr. 50 et les œufs à 2 fr. Alors ce fut le pillage : œufs, beurre, fromages, volailles, tout fut piétiné. La police fut bientôt débordée.

Aucune arrestation ne fut opérée. Alors qu'on croyait les manifestants calmés, ils se précipitèrent sous le marché couvert, où se tiennent les bouchers et les charcutiers, et bientôt la viande fut jetée à terre. Les commerçants voisins, affolés, fermèrent leurs boutiques. »

Marchés envahis, boutiques prises d’assaut, commerçants parfois molestés... La presse relaie les différents incidents non sans emphase, comme Le Petit Troyen décrivant une « marchande de beurre jetée dans un fossé et sa voiture mise au pillage » ou cet assaut raté à Hirson, toujours dans le Nord :

« Les ménagères avaient hier prémédité le sabotage du marché. Une colonne de 300 manifestantes s'est ruée sur le marché réclamant le beurre à 1 fr. 20 ou 1 fr. 30 et les œufs à 2 francs. Mais une seule vendeuse s’y trouvait. Les manifestantes piétinèrent ses œufs et se rendirent ensuite en ville à la recherche des vendeurs. Elles fouillèrent leurs voitures, mais sans succès. Leurs marchandises étaient en sûreté. »

Le mouvement s’étend dans la région tandis que Le Petit Troyen tente de mesurer l’amplitude géographique de cette « tache d’huile » :

« Un peu partout on se révolte et on proteste contre l’augmentation du prix des denrées nécessaires à la vie. Localisé jusqu'ici dans l'arrondissement d'Avesnes, le mouvement a gagné maintenant Valenciennes, Douai, Cambrai, Denain, voire même le Pas-de-Calais. Des manifestations ont lieu un peu partout, à Fourmies, à Sains-du-Nord, à Landrecies, mais c’est à Valenciennes que se sont déroulés les plus violents événements. »

Au cœur de la révolte, des circulaires sont distribuées, faisant état des avancées obtenues par la lutte :

« Ménagères, ouvriers. Grâce aux manifestations de la semaine dernière, on a obtenu dans la région d’Avesnes : Le beurre à 1 fr. 50 la livre ; Les œufs à 2 francs le quarteron ; Le lait à 20 centimes le litre.

À Valenciennes, allez-vous vous laisser tondre ? Protestez donc aussi et simplement par la grève, en n’achetant rien à des prix plus élevés. On nous exploite. Défendons-nous, consommateurs ! »

Vite, les commerçants se rebiffent à leur tour, en particulier les bouchers et charcutiers qui pointent du doigt la responsabilité des marchands de bestiaux en gros, accusés de réaliser des marges importantes sur le dos des familles :

« Les bouchers de la région ont décidé de ne pas acheter de bestiaux aux marchands avant que ces derniers aient diminué leurs prix. Les charcutiers se sont joints à eux. Ils ont fait apposer un avis à la clientèle, disant que "trop longtemps la population a cru que les bouchers et les charcutiers étaient les auteurs de la cherté de la viande". 

Et ils s'écrient :"Qu'on se détrompe", ajoutant ces intéressants détails explicatifs : "Les bouchers et charcutiers sont exploités au même degré que les consommateurs et ils veulent attirer par leur mouvement l'attention des pouvoirs publics sur cette triste situation due à l'exploitation des gros marchands de bestiaux. Il est temps qu'ils supportent comme nous la colère du peuple, leur responsabilité étant fort en cause dans ces tristes moments". »

Ensemble, les petits commerçants publient cet appel au ralliement :

« Qu'ils comprennent enfin que tant qu'ils ne forceront pas ie gouvernement à interdire l'exportation. du bétail, la situation ne fera que s'aggraver. Nous ne sommes pas partisans du sabotage, mais nous serons forces d'accuser de complicité avec les marchands de bestiaux tout confrère qui vendrait avant qu'un accord soit intervenu.

Nous vous demandons, ménagères et consommateurs, de vous priver pour quelques jours de viande de boucherie et de charcuterie : c'est votre intérêt. Bouchers et charcutiers, défense absolue de vendre jusqu'à nouvel ordre. C'est aussi votre intérêt. »

Les « ménagères » tentent rapidement de convaincre les hommes et les syndicats : à Saint-Quentin par exemple, des affiches sont collées sur le mur des usines afin d’appeler les ouvriers tisseurs à la protestation contre la vie chère. À vélo, les porte-voix de la révolte vont prévenir les ouvrières et ouvriers d’autres usines ; très vite, 1 500 manifestants adhèrent à la « croisade » des femmes.

Que faire face à un tel mécontentement ? À Valenciennes, où « les événements ont revêtu un caractère particulièrement grave », le maire tente une conciliation :

« Dans l'après-midi, le maire avait convoqué à son cabinet les laitiers, les boulangers et les bouchers de la ville.

Les boulangers déclarèrent qu'ils entendaient maintenir leurs prix, soit 1 fr. les six livres de pain.

Après eux, les laitiers firent une déclaration dans le même sens.

Les bouchers se rendirent de leur côté à la sous-préfecture et soumirent au fonctionnaire leurs revendications qui sont les suivantes :
1° Interdiction de l'exportation du bétail.
2° Suppression des droits de douane.
3° Répression des trusts.
4° Taxation des viandes d'après les cours du bétail. »

Mais le mouvement continue de s’étendre et gagne d'autres régions, la Bretagne notamment. « C'est ainsi qu'à Brest les ménagères se sont révoltées contre les marchands de beurre, qui demandaient 1 fr 75 la livre, alors qu'elles en offraient 1 fr 25. La question devient de plus en plus troublante et provoque chaque jour de nouvelles manifestations », relaie L'Excelsior le 3 septembre 1911, qui publie des représentations de « déléguées ménagères », chignon haut et port altier se rendant au marché de bétail avec des délégués municipaux d’Hénin-Liétard, dans le Pas-de-Calais.

Une révolte sans prémices ? Au contraire, nombreux sont les journaux, notamment locaux, à souligner qu’ils avaient prévu une telle explosion sociale. Dans son « bulletin du jour », La Presse qui fait sa Une sur la « croisade » le 2 septembre 1911, n’hésite pas à dresser un parallèle – un peu rapide – avec la Révolution française :

« Nous nous retrouvons actuellement dans des conditions analogues à celles qui se sont produites au début de la première révolution. À la suite de deux mauvaises récoltes, le peuple, alors comme aujourd'hui, s'est soulevé et a cru qu'il lui suffirait d'employer la violence pour résoudre un problème qui le domine.

Nous voyons se reproduire les mêmes effets d'une cause identique : des émeutes contre les "mercantilocrates" , la prétention, par une loi sur le maximum, de fixer le cours des denrées, des accusations contre l'accaparement, une sorte de pacte de famine qui provoque les colères populaires. »

En parallèle, les ministres se réunissent et les mairies convoquent des déléguées issues de ces « conseils » de ménagères. Ensemble, ils parviennent à trouver un accord de prix pour certains biens. Trois mois plus tard, le 29 décembre 1911, L’Excelsior salue tout en nuance les compromis qui ont été trouvés :

« La Commission compétente de la Chambre a fait cependant un loyal effort, pour atténuer les protestations des consommateurs sans trop faire crier les éleveurs, qu'on sait résolus à se défendre.

Elle a proposé la réduction des droits de douane et surtout l'introduction du bétail colonial. C'est bien le moins en effet, en un temps où l'on ne parle aux Français que d'expansion coloniale, de leur prouver que les colonies servent à quelque chose. »

Ce calme social relatif sera vite bousculé. Trois ans plus tard, la Grande Guerre éclatera avec son hécatombe au front et ses terribles privations à l'arrière, dans les villes comme les campagnes.

Pour en savoir plus :

Alain Chatriot et Marion Fontaine, « Contre la vie chère », in: Cahiers Jaurès, 2008

Paul R. Hanson, « The 'Vie chère' Riots of 1911: Traditional Protests in Modern Garb », in: Journal of Social History, 1988