Récit

Tiananmen : trente ans après la nuit où tout a basculé

Le 19 mai 1989, le Premier ministre Li Peng décide de faire appel à l’armée face aux étudiants en révolte. Un prélude à la répression sanglante du 4 juin, comme le raconte un professeur chinois exilé depuis.
par Arnaud Vaulerin
publié le 19 mai 2019 à 18h46

Une petite flamme dans le regard. Comme une étincelle de sourire au creux du souvenir. Elle jaillit au bout de deux heures d'un long récit devant un café noir et un Orangina dans un café parisien de la place Denfert-Rochereau. Le printemps est bien là. Il convoque les images toujours vivaces d'un autre printemps, en 1989, en Chine. «Vous n'imaginez pas l'enthousiasme d'alors, avec ces millions de personnes impliquées dans ce moment si particulier. Pendant plusieurs semaines, nous avons vécu sous les yeux du monde entier un moment de liberté unique dans l'histoire de la Chine, se souvient Cai Chongguo. Pour la première fois, l'Occident a réalisé que les Chinois pouvaient se mobiliser et critiquer leurs dirigeants.» Voilà l'étincelle. Elle anime ce professeur de philosophie qui a fui son pays et la répression de 1989 quand les chars de l'armée ont écrasé le mouvement de Tiananmen dans la nuit du 3 au 4 juin. Cette date a coupé en deux l'existence de Cai Chongguo, comme elle a laissé une «division tellement profonde chez les Chinois».

Trente ans plus tard, l'ancien membre modèle du Parti communiste chinois (PCC) réfugié en France se désole du «tabou absolu de Tiananmen» en Chine. Dans cet après répressif et cette amnésie généralisée, le dissident a vu émerger une «société contrôlée par l'argent et la matraque. La Chine de Xi Jinping n'est pas seulement une dictature, mais bien un capitalisme sauvage et un nouveau type de régime totalitaire qui veut tout contrôler, localiser et identifier les gens».

La rupture de 1989 a consacré la «peur de la répression et a brisé les interdits» , note Cai Chongguo. «On a vu que l'armée n'hésiterait pas à tuer. Avant 1989, nous étions convaincus qu'elle ne franchirait jamais cette ligne rouge.»

Le changement est intervenu il y a trente ans jour pour jour. Dans la nuit du 19 au 20 mai 1989, le pouvoir chinois se braque, le dialogue se bloque. Un tournant s'amorce et c'est le point de bascule du printemps de Pékin. Cela fait un mois que le pays est en effervescence. L'annonce, le 15 avril, de la mort brutale - une crise cardiaque en pleine réunion du bureau politique - de Hu Yaobang, un réformiste limogé deux ans plus tôt du secrétariat général du PCC, a jeté dans les rues des millions de manifestants. Et soulevé le couvercle des revendications sur la démocratisation, la liberté d'expression et la lutte contre la corruption (lire Libération du 15 avril).

«Méthode Jaruzelski»

Au sein du PC chinois, les tensions sont de plus en plus évidentes. Avec la grève de la faim des étudiants entamée le 13 mai, la querelle s'enveniment. Le Premier ministre conservateur d'alors, Li Peng, et le secrétaire général réformiste, Zhao Ziyang, tentent d'afficher une apparence d'unité. Le 18, ils se rendent ensemble au chevet des grévistes. Le lendemain, ils sont place Tiananmen. A la télévision, Zhao apparaît longuement en larmes, demandant aux jeunes manifestants de cesser leur mouvement. «Nous arrivons trop tard», lâche-t-il. Le PCC se fissure. Toute la journée du 19 mai, la radio retransmet des débats passionnés entre Li Peng et des étudiants réunis dans le Hall du peuple à Pékin.

«C'était inimaginable, tout était en direct. Les dirigeants devaient répondre aux interpellations des étudiants», se souvient Cai Chongguo. Ce jour-là, le professeur de philosophie voyage en train vers Pékin, l'oreille collée au transistor. Originaire de Wuhan (1 200 km au sud de Pékin), il rejoint son éditeur pour mettre la dernière main à un livre de textes sur Mao, la Révolution culturelle et l'histoire de la Chine. «Quand j'arrive à Pékin, une chose m'intrigue : je vois des dizaines de camions militaires le long de la voie de chemin de fer. Puis j'oublie, je file vers la place Tiananmen. Elle est noire de monde. Les gens débattent, certains crient, d'autres dansent. Un campement s'est installé avec des bus, des tentes. Du jamais-vu. Les policiers ont presque disparu. Mais il y a une tension, des craintes.»

Le soir du 19 mai, la crise s'intensifie. Et Li Peng passe à l'offensive dans la nuit. Le très orthodoxe Premier ministre «a recours à ce que l'on appelle alors la "méthode Jaruzelski", du nom du dernier dirigeant du monde communiste polonais : la manifestation d'une force militaire massive assortie d'un décret instaurant la loi martiale», analyse l'historienne Laurence Badel dans la revue l'Histoire.

Curieux entre-deux

L'armée se met en branle. Les troupes gagnent le centre-ville de Pékin. «Je me souviens d'un couple de personnes âgées descendu dans la rue. Ils crient, haranguent les habitants. Ils appellent à manifester, à protéger les enfants, les étudiants qui sont, alors, très respectés par le reste de la population. Les gens leur donnent à manger, de l'argent.»

L'impensable se produit le 20 mai au matin, s'étonne toujours Cai Chongguo : «Il y a encore plus de monde dans les rues. L'armée est stoppée dans sa progression. Les gens, des jeunes, des vieux, se couchent devant les chars, encerclent les camions, dialoguent avec les soldats.» Cai Chongguo rédige des tracts, occupe les ondes de la radio de l'Université du peuple, crée des slogans et renforce le comité d'organisation des manifestations pour éviter que la violence s'empare du mouvement. Et tente de maintenir le dialogue entre autorités et étudiants.

Pendant quatre jours, le pays vit un curieux entre-deux. Manifestants et soldats cohabitent, échangent, discutent. A partir du 24 mai, l'armée se retire. Mais tout est allé trop loin. Tout arrive «trop tard», selon la formule de Zhao Ziyang. «On se dit alors que nous avons remporté une victoire, que nous sommes parvenus à stopper la loi martiale, raconte Cai Chongguo. Puis je commence à penser qu'un massacre va arriver : impossible que Deng Xiaoping, le leader de la Chine populaire, perde la face en cédant aux étudiants.»

Cai Chongguo a de bonnes intuitions, nourries par un double passé de militant dans les rangs de l'université et du Parti communiste. Il raconte une «génération passionnée par la politique, la réforme et les espoirs de modernisation». Né en 1955 à Wuhan, il a été embarqué par l'expérience de la Révolution culturelle qui a démarré en 1966 pour purger le parti et asseoir le pouvoir de Mao. Dans les années 70, il est envoyé à la campagne. «On a découvert une pauvreté incroyable et surtout on a constaté que les paysans se foutaient de la politique et des slogans de Mao sur les ennemis et la lutte des classes. Il y avait une telle différence entre la propagande et la réalité, un tel écart entre la pensée de Karl Marx et l'idéologie du PCC. Mais putain, Mao, ce n'est pas Marx !» Cai Chongguo lisait, écrivait de la poésie et s'est plongé dans l'histoire de la Révolution française avec un livre qu'il a dérobé. Et a fini par intégrer un lycée. Elève modèle, il a été repéré par le PCC. Enrôlé à Wuhan, il a été embauché dans une usine de télécommunications pour l'armée.

A la mort de Mao en 1976, le pays s'est lancé dans le «socialisme de marché» du petit timonier Deng Xiaoping. «Il tentait de jouer les équilibristes entre les conservateurs et les réformistes», dit Cai Chongguo. L'enfant de la Révolution culturelle a passé un concours puis intégré le département de philosophie de l'université de Wuhan. «C'était une époque d'émancipation. On réhabilitait les intellos. On tirait les leçons des années Mao. C'était très concret : comment démarrer la démocratisation et bâtir un réel Etat de droit. Wuhan était un foyer bien plus libre qu'à Pékin.»

Rêve du changement

Les jeunes ont porté cet espoir de modernisation. Un premier mouvement étudiant en 1986 a avorté. Mais la contestation couvait, nourrie par une crise économique et une hausse des prix en 1988. Un homme incarnait le changement à venir, sinon le modèle à suivre : Mikhaïl Gorbatchev. Dans une Chine corrompue et gouvernée par de vieux dirigeants divisés, le jeune père russe de la pérestroïka a eu une «énorme influence dans le printemps de 1989», note Cai Chongguo.

L'étudiant a été l'un des animateurs de cette effervescence à Wuhan. Débats, création d'un centre de recherche philosophique, lancement d'une revue, organisation d'une grande conférence sur les réformes politiques. A la mort de Hu Yaobang, le 15 avril, les dazibaos ont fleuri sur les murs de l'université de Wuhan : «Deng (Xiaoping), tu as tué Hu Yaobang» ; «Demandons la liberté d'expression», etc. Quand le très officiel Quotidien du peuple a publié son célèbre éditorial le 26 avril, reprenant le discours prononcé la veille par Deng, Cai Chongguo s'est emporté contre l'aveuglement du leader, qui dénonçait un «complot prémédité» et évoquait des «troubles à l'ordre public». «Mais nous ne voulions pas renverser le PCC, insiste Cai Chongguo. Nous n'étions pas stupides.»

Le printemps était lancé. A la différence de 1986, il ne s'arrêtera pas. Pas sans répression. Le 2 juin, Cai Chongguo est encore à Pékin quand il découvre, devant le siège du comité central du PCC, «dix sacs pleins de fusils et une mitrailleuse». Dans deux jours, un char écrasera sous ses yeux une «jeune fille en robe bleue». Dans trois semaines, il gagnera Hongkong à la nage. Avant d'atterrir à Paris avec une petite étincelle.

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