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« J’ai préféré être mon propre patron » : à la rencontre des Tunisiennes qui ont créé une entreprise

Malgré des aides pour accéder au marché, les femmes chefs d’entreprise en Tunisie sont confrontées à bien des problèmes qui commencent dès l’accès aux financements
Ouafa ben Amor, fondatrice du bureau de communication publicitaire Move Design (Ahlem Mimouna/MEE)
Par Ahlem Mimouna à TUNIS, Tunisie

« J’ai lancé mon projet parce qu’à un certain moment, je n’arrivais plus à évoluer. Mes capacités dépassent ce que je fais en tant qu’employée. Ce n’est pas une question d’argent, les ambitions professionnelles valent beaucoup plus que le salaire. » Rachida Arfaoui, fondatrice de la société Expat-solutions, qui fournit une assistance aux investisseurs étrangers qui s’implantent en Tunisie, sait pourquoi elle s’est mise à son compte. 

Elle décrit sa société comme la première à offrir ce genre de service dans le pays. « J’ai un objectif à atteindre : donner une belle image de la Tunisie à l’étranger. Je veux faire baisser le chômage et être utile pour mon pays », confie-t-elle à Middle East Eye.

Que ce soit par ambition professionnelle, désir d’autonomie ou tout simplement envie d’entreprendre, les Tunisiennes sont encore peu nombreuses à entreprendre.

Selon le ministre du Commerce, Omar Béhi, la Tunisie compte près de 19 000 femmes chefs d’entreprise : 36 % d’entre elles évoluent dans le secteur de l’industrie, 41 % dans le secteur des services et 22 % dans le commerce.

https://www.facebook.com/CenterofArabWomenforTrainingandResearch/videos/285571768800030/

« Après quatre années d’expérience dans différentes agences de publicité, où j’ai beaucoup appris sur le marketing, le management, la prise de décision, le respect des deadlines, j’avais acquis une certaine maturité, alors je me suis lancée », raconte à MEE Ouafa ben Amor, fondatrice de son bureau de communication publicitaire Move Design.

« Pourtant j’ai reçu une offre alléchante pour occuper le poste de responsable de département. Mais j’ai préféré être mon propre patron, consciente de tous les obstacles que je peux rencontrer. »

Créer son entreprise : « un défi à relever »

Ouafa ben Amor, 36 ans, dirige son bureau depuis 2013. Quelques années auparavant, elle imaginait plutôt s’orienter vers l’enseignement universitaire. C’est en travaillant dans le secteur de la publicité qu’elle a découvert en elle les qualités d’un manager.

« Je suis ambitieuse et je ne peux pas faire un travail classique. Je ne supporte pas non plus la routine d’un poste administratif, d’autant que mon travail repose sur la créativité. »

Pour Leila ben Braiek, dont la société opère dans la construction métallique et mécanique, créer son entreprise « était un défi à relever ».

« J’étais convaincue par mon idée et mon projet. Je crois en moi et en mes compétences alors que le secteur est plutôt dominé par les hommes ! Je veux aussi montrer que les femmes sont capables de réussir dans n’importe quel domaine », explique à MEE  la PDG de la Société le Progrès Industriel, créée en 2009, à Sfax. 

https://bit.ly/2SSL2LC

Pour Leila, sacrée « Femme entrepreneure de l’année 2018 » par le magazine Le Manager, lauréate du secteur « industrie », la réussite s’est accompagnée de difficultés financières.

« Je suis passée par une période très difficile, surtout au début. Je suis une mère et une épouse avant tout, responsable d’une famille et puis d’un personnel et d’un projet », énumère-t-elle.

« On ne veut pas de dons. Il faut que les banques encouragent les femmes pour que leurs sociétés puissent progresser. »

- Leila ben Braiek  du Conseil international des femmes entrepreneures (CIFE)

« Prenons un exemple : les banques demandent des garanties mais la femme, en elle-même, devrait être une garantie ! Parce que lorsqu’une femme se lance dans l’industrie, c’est pour réussir. »

Une étude sur l’évaluation nationale du développement de l’entrepreneuriat féminin, effectuée par l’Organisation internationale du travail (OIT) en 2016, indique que 54,5 % des femmes chefs d’entreprises interrogées identifient le financement comme la problématique majeure lors de la création de leur entreprise. 

Leila ben Braiek, qui est aussi membre du Conseil international des femmes entrepreneures (CIFE) insiste sur le besoin de trouver des solutions adéquates pour assurer des ressources financières nécessaires pour le développement et la continuité de l’entreprise.

Des inégalités frappantes 

« On ne veut pas de dons. Il faut que les banques encouragent les femmes pour que leurs sociétés puissent progresser. Il nous faut un organisme bancaire pour qu’on poursuive notre chemin, pour le fonds de roulement, pour se procurer la matière première, etc.»

L’étude de l’OIT relève également une absence de services financiers destinés spécifiquement aux entreprises appartenant aux femmes. Elle déplore l’absence d’une stratégie de discrimination positive pour renforcer les parts des femmes dans ces financements, sachant que le nombre de femmes obtenant des financements reste inférieur à celui des hommes. 

« La proportion des femmes obtenant des crédits de la Banque tunisienne de solidarité [BTS] représente 43 % des bénéficiaires et seulement 29 % des montants. Pour les petites et moyennes entreprises [PME], la part des femmes auxquelles la Banque de financement des PME [BFPME] accorde des crédits représente seulement 12 % des bénéficiaires et 9 % des montants », note l’OIT.

« Je n’ai jamais fait de crédit », assure Hajer Merhgrni, styliste-modéliste qui dirige un atelier de trois personnes, spécialisé dans la création artisanale de linge de maison. « J’ai commencé petit à petit et j’ai eu la chance d’avoir pu obtenir des facilités de paiement de la part de mes fournisseurs de matières premières. »

https://www.facebook.com/fatma.ben.jemaa.ghorbel/videos/1697069577039069/

Hela Skhiri, chargée du programme ONU Femmes en Tunisie, rappelle que « les programmes qui encouragent l’entrepreneuriat sont neutres ». En d’autres termes, il n’existe pas de programme ciblant spécifiquement les femmes.

« Les programmes tiennent compte de la diversité, parce que les barrières entrepreneuriales sont les mêmes, mais l’homme et la femme font face à ces obstacles différemment », reconnaît-elle.

Elle indique par ailleurs, que le ministère de la Femme a créé, il y a environ trois ans, un programme de promotion de l’entrepreneuriat féminin. « Des efforts sont faits au niveau national, mais il faut les développer. »

Batailles administratives 

Pour Ouafa ben Amor, la différence de genre n’est pas un problème. « En Tunisie, on a dépassé ce sujet. Je ne veux pas parler du genre dans les affaires. On est tous égaux face aux marchés et aux différents défis », affirme-t-elle avec enthousiasme.

« La formation étatique pour la Création d’entreprises et formation entrepreneuriale [CEFE] m’a beaucoup aidée. C’est une formation de 21 jours qui permet d’acquérir tous les outils pour créer sa propre entreprise, en plus d’une aide financière durant une année et un suivi avec des coaches les deux premières années », détaille-t-elle.

Selon l’OIT, la proportion des femmes qui participent aux formations offertes par les structures publiques dépasse les 50 %. « À titre d’exemple, les femmes représentent les deux tiers des participants à la formation CEFE offerte par l’Agence nationale pour l’emploi et le travail indépendant [ANETI]. »

À la Chambre nationale des femmes chefs d’entreprise (CNFCE), le patronat des femmes, des efforts sont déployés pour faciliter la création des projets soutenus par des femmes.

Syrine Dimassi Darghouth, vice-présidente de la Chambre nationale des femmes chefs d’entreprise (Ahlem Mimouna /MEE)

« On bataille pour réduire les obstacles administratifs. Entre autres, les garanties demandées par les banques, parce que souvent, tous les biens sont au nom du conjoint. On essaie aussi de faciliter l’accès aux financements pour que les femmes puissent s’implanter d’une manière autonome », explique à MEE Syrine Dimassi Darghouth, la vice-présidente de la CNFCE.

Rachida Arfaoui, à la tête d’Expat-solutions, nuance toutefois : « La CNFCE n’y arrive pas toute seule, ce n’est pas suffisant. Elle nous représente en Tunisie, mais dans mon cas, je dois compter sur quelqu’un pour me représenter à l’étranger, je n’ai pas besoin du marché local. » 

Aujourd’hui, Rachida confie ne plus pouvoir assister aux salons internationaux, faute de moyens. « Dégager 5 000 euros, par exemple, pour assister à un salon à Paris, ce n’est plus faisable, avec un taux de change qui a considérablement augmenté. » 

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Pour elle, les représentants de l’État devraient fournir plus d’efforts et prendre de meilleures décisions pour relancer l’économie, rassurer les investisseurs étrangers et encourager les sociétés de services en particulier.

Il faut dire que la conjoncture économique actuelle en Tunisie est difficile : l’inflation a atteint les 7,3 % et le taux de croissance était de 2,2 % au quatrième trimestre de 2018.

Le dinar continue aussi à de déprécier : l’euro est passé de 1,92 au 31 décembre 2010 à 3,46 au 21 février 2019 – soit une hausse de 80 %.

L’enjeu du réseau

Pour Ouafa, qui a choisi d’installer son bureau dans sa ville natale, à Sousse (à l’est de la Tunisie), les difficultés étaient autres. Le réseautage était son principal obstacle lors du lancement de son entreprise. « Les premières années étaient les plus difficiles, parce que j’ai fait mes études et mes stages à Tunis », témoigne-t-elle à MEE

« Une fois à Sousse, je me suis rendue compte que j’avais perdu tous mes contacts et mes connaissances. Il m’a fallu du temps pour trouver des marchés et les meilleurs prestataires de service. »

Question réseautage, la vice-présidente de la CNCFE souligne que l’encadrement et le développement des réseaux fait partie du rôle de la chambre.

« Le rôle de la chambre consiste essentiellement à encadrer les femmes entrepreneures. On les aide à trouver des fonds, à développer leurs réseaux, à participer à des formations, en coaching, en anglais, en estime de soi… On organise aussi des tables rondes, des concours, pour le réseautage et le B to B », énumère Syrine Darghouth, qui nous a reçues dans son bureau de directrice de son école de tourisme, l’Institut maghrébin de management de tourisme (IMM).

« Notre grand souci aujourd’hui, c’est de toucher les femmes rurales »

- Syrine Darghouth

« Notre grand souci aujourd’hui, c’est de toucher les femmes rurales », reconnaît-elle. « On essaye de les approcher, pour qu’elles aient connaissances des lois, de leurs droits, pour qu’on les forme dans différents domaines, ainsi les horizons s’ouvrent pour elles. »

Redoubler d’effort

Face à ces difficultés, ces dernières n’abandonnent pas. « Je n’ai jamais cédé, j’essaie toujours de tenir debout pour mon projet, mes clients, et mes employés », confie Hajer Merhgrni créatrice de la marque La Muse.

« Avant la révolution, on peut dire que je ne fournissais pas autant d’efforts. Il suffisait de lancer une belle collection pour être tranquille. Mais aujourd’hui et avec la crise, je dois redoubler d’efforts : réétudier les prix, la demande des clients, etc... Heureusement qu’on garde encore la tradition du trousseau de la mariée ! »

« J’ai perdu beaucoup de marchés après la révolution » regrette aussi Rachida Arfaoui. « La majorité des investisseurs étrangers ont quitté le pays. En 2005, quand j’ai lancé mon entreprise, le marché était très ouvert. Aujourd’hui, quand j’obtiens un marché ou deux, je m’estime heureuse. Aucun représentant de l’État ne s’est engagé pour rassurer les investisseurs étrangers. »

Ouafa explique désormais viser le marché international. « Parce qu’en ce temps de crise », souligne-t-elle, « je ne peux plus compter sur le marché local ».

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