Hitler, ce "minable" : Klaus Mann "contre la barbarie"

Hitler, ce "minable" : Klaus Mann "contre la barbarie"
"Contre la barbarie", par Klaus Mann, traduit de l'allemand par Dominique-Laure Miermont et Corinna Gepner. (©PHÉBUS, 352 P., 23 EUROS.)

Le fils de Thomas Mann fut l'un des adversaires les plus résolus de Hitler, qu'il appelait "le minable". Dans sa préface à "Contre la barbarie", Michel Crépu lui rend hommage. Extraits.

Par Invité de BibliObs
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Autant aller directement à l'essentiel: cette lettre de Klaus Mann adressée à Stefan Zweig en octobre 1930, juste après le succès électoral des nazis au Reichstag, succès étourdissant, jugé par Zweig dans un article comme un signal de la jeunesse «contre les lenteurs de la haute politique». Zweig trouve «naturelle» cette révolte des jeunes; ce ne serait que pour ses propres goûts personnels, il n'y mettrait bien sûr pas le petit doigt, mais il est d'humeur compréhensive. Les jeunes... La réponse de Klaus Mann à l'illustre auteur est cinglante:

Tout ce que fait la jeunesse ne nous montre pas la voie de l'avenir. Moi qui dis cela, je suis jeune moi-même. La plupart des gens de mon âge - ou des gens encore plus jeunes - ont fait, avec l'enthousiasme qui devrait être réservé au progrès, le choix de la régression. C'est une chose que nous ne pouvons sous aucun prétexte approuver. Sous aucun prétexte.»

Toute la suite de cette réponse est un prodige d'insolence respectueuse, de lucidité ardente; elle pourrait servir d'emblème à ce recueil de textes réunis aujourd'hui grâce aux bons soins de Dominique-Laure Miermont. Articles, lettres, réponses à des questions, ils ont tous en commun cette même vigueur, ce même irrespect fondamental et immédiat pour la mauvaise puissance qui entraîne son pays, et quel pays: l'Allemagne, la merveilleuse Allemagne de Bach et Goethe, de Novalis et Heine.

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Comment une telle chose aura-t-elle été possible? A la vérité, le Klaus Mann de 1930, prenant sur lui de tancer le grand Zweig, a déjà saisi la mesure des événements, il a déjà fait ses comptes. Il a observé, à moins d'un mètre, Hitler à la terrasse d'un tea-room munichois, se gavant de tartelettes à la framboise (la scène figure dans «le Tournant»), et il a compris tout de suite qu'on avait affaire à un «minable».

Voici donc cet enfant de l'exquise République de Weimar, ayant goûté au vertige du frivole, capable soudain de cette sagesse, d'une incroyable capacité de recul, de dessillement: il demeure l'ange bouleversant, le noctambule des temps new-yorkais de l'émigration solitaire, preneur de drogue et de sexe et en même temps, oui, ce sage qui résiste pied à pied aux chimères du Nouveau. Car il ne faut pas s'y tromper, et Klaus Mann ne s'y est pas trompé: ce qui a fait au début le succès des nazis, ce fut d'abord d'incarner une forme de modernité, une excellence dans ce que nous appelons aujourd'hui l'art de la «com».

Klaus Mann n'était pas juif, il était pétri de cette culture allemande dont son père, Thomas Mann, le Magicien, et son oncle Heinrich, le républicain, l'admirateur de Zola et de la France, furent pour lui les si précieux transmetteurs: on a vu dans d'autres cas comme cet héritage incomparable se révéla insuffisant. Klaus Mann eût pu rejoindre les rangs de cette élite culturelle, littéraire, qui trouvait aux nazis un air original, quasi amusant, certes un peu vulgaire, mais allant dans le bon sens. Combien d'écrivains européens furent capables, au même moment, d'une telle capacité de discernement?

Destin tragique

C'est qu'on touche ici au point central de la solitude qui fut celle de Klaus Mann tout au long de ces années. Et laissons donc ici cette lancinante complainte du fils maudit, écrasé par le génie paternel. Klaus Mann était allemand, il a aimé l'être jusqu'à la fin: on veut dire par là que l'Allemagne est restée pour lui un de ces lieux du monde où le Beau s'est montré, et on ne peut lire ici sans être profondément ému ces pages de confiance adressées malgré tout à son pays, aux gens qui y vivent. Klaus Mann n'a jamais cru qu'il y avait autre chose, dans le nazisme, qu'un terrifiant pouvoir d'enlaidissement et de destruction de ce qu'il y a de meilleur et de plus beau ici-bas.

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Autre point encore, dont témoignent ces textes et qui est fondamental pour la lecture que nous allons en faire désormais: la lucidité dont Klaus Mann fait preuve à l'égard de l'URSS et de son maître de l'époque, Staline. Cela explique en quoi Klaus Mann reste un contemporain capital du XXe siècle. Et pas seulement pour la mémoire.

Le destin tragique de Klaus Mann, qui se suicide à Cannes le 21 mai 1949, dans le plus grand isolement, échappe à ces nobles besoins mémoriels que nous avons sans cesse à la bouche. Ce qu'il nous transmet est d'une autre nature: il y a dans ces textes comme dans tous ses livres une aptitude à la nuit de l'homme lucide qui ne tient pas dans les seules limites du militant, fût-il prophétique. D'une certaine manière, Klaus Mann est une incarnation bouleversante du XXe siècle dans tout ce qu'il peut avoir à la fois d'ardent et de désespéré.

Michel Crépu

©Phébus 2009.

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Contre la barbarie, par Klaus Mann,
traduit de l'allemand par Dominique-Laure Miermont
et Corinna Gepner,
Phébus, 352 p., 23 euros.

 Klaus Mann, bio express

Né le 18 novembre 1906 à Munich, Klaus Mann quitte l'Allemagne en 1933. il publie de nombreux ouvrages, dont deux romans, «le Volcan», «Méphisto» et un texte autobiographique, «le Tournant». Il s'est suicidé à Cannes le 21 mai 1949.  

Source : "le Nouvel Observateur" du 5 mars 2009.

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