Christiane Hingouët : la Résistance par le menu

La Résistance de Christiane Hingouët pourrait se résumer en deux mots : informer et manger. Tandis que ses parents, dans la cuisine du domicile familial, à Nantes, impriment sur une ronéo des tracts, elle part en ville les distribuer. Parfois, elle déchire les affiches placardées par les Allemands et recouvre les murs d’inscriptions appelant au combat. Ceci n’a cependant qu’un temps et, à la suite d’une dénonciation sous la torture d’un responsable des Francs-Tireurs et partisans, la jeune Bretonne est arrêtée le 1er avril 1943 par le Service de police anti-communiste (SPAC) avec son père et sa mère. Interrogée très violement au commissariat de Chantenay, elle est ensuite internée – en compagnie de détenues de droits commun – avec sa mère à Nantes (c’est en prison qu’elle subit les redoutables bombardements de septembre 1943), puis Vitré et enfin Rennes où, jugée par un tribunal militaire allemand elle est condamnée à un an de prison, deux pour sa mère1.

Le camp de Ravensbrück où sont déportées Christiane Hingouët et sa mère Léonce. Carte postale. Collection particulière.

Trop « esquinté » par la police française lors de son « interrogatoire », le père de Christiane suit un autre parcours et échappe à la déportation, ce qui lui sauve probablement la vie compte tenu de son état de santé. La jeune fille et sa mère, Léonce Hingouët, sont pour leur part incarcérées à la centrale de Rennes jusqu’à la mi-mai 1944, date d’un départ pour le fort de Romainville, ultime étape avant Ravensbrück. Là, la jeune fille, qui n’a pas encore 20 ans lors de son arrivée au camp, souffre très rapidement de la faim. Il est vrai que les rations sont pour le moins lapidaires :

« Le matin, de la lavasse de café, un morceau de pain noir (la valeur de quatre tartines) avec une sorte de margarine dans des gamelles en fer qui étaient le plus souvent rouillées. Rien à midi. Le soir c’était une espèce de soupe faite de racines et des épluchures de la cantine des SS, qui étaient rebouillies. »2

Le 21 juillet 1944, à quelques jours donc de la Libération de la Bretagne, Christiane Hingouët et sa mère son transférées dans une usine de Leipzig reconvertie en camp de travail au service de l’effort de guerre nazi. Le régime concentrationnaire y est tout aussi déshumanisé qu’à Ravensbrück – l’usine apparaît d’ailleurs au nombre des kommandos de Buchenwald – mais les conditions de survie y sont légèrement moins atroces. Dans ces murs, Résister c’est survivre et combattre la faim ce qui, pour la jeune Nantaise, prend une tournure originale : recueillir auprès de ses camarades de déportation des recettes de cuisine et les retranscrire fiévreusement sur trois petits carnets, seuls objets qu’elle conservera d’ailleurs de l’horreur.

Une telle pratique peut surprendre dans un univers où tout est fait pour assujettir les déportés – réduits à une quantité matérielle, le stück – à la faim. Par ailleurs, dans la force de l’âge et sportive – elle indique jouer au basket à « Namnéta Sports » à Nantes dans sa prime jeunesse3 – tout porte à croire que Christiane Hingouët ne compte pas parmi les individus dont les besoins en nombre de calories sont les plus modestes. Aussi est-elle particulièrement vulnérable face aux carences alimentaires, et de manière générale, la faim. Pourtant, c’est bien en composant plus de 400 recettes que la jeune Nantaise et sa mère survivent. C’est là une seconde dimension, essentielle, de l’écriture : proclamer l’échec du système concentrationnaire nazi en s’adonnant clandestinement à une pratique qui est propre au genre humain, quand bien même il s’agirait de consigner des recettes de cuisine, textes qui, intrinsèquement, renvoient à la faim.

Recette sans titre de Léonce Hingouët dans le carnet n°2, qui indique la disposition des aliments pour avoir une horloge en résultat final. Cliché extrait du mémoire d'Anne-Laure Gautier.

Exceptionnels, ces trois petits carnets ne sont pour autant pas uniques. Le Musée de l’Ordre de la Libération en conserve un, composé par une déportée anonyme de Mauthausen. Le carnet de Marcel Letertre, déporté notamment à Auschwitz, est également connu. Ceux de Léonce et Christiane Hingouët sont élaborés en volant au sein de l’usine où elles sont déportées des feuilles de papier qui, reliées, forment des carnets. Acte intrinsèquement transgressif, l’écriture de ces recettes renvoie donc à un besoin anthropologique fondamental : affirmer son appartenance au genre humain dans un système qui le nie. La collecte de ces recettes n’est d’ailleurs pas sans faire songer à d’autres pratiques identifiées dans d’autres lieux de privations de liberté, n’ayant toutefois pas la même finalité éliminatrice que Ravensbrück, Buchenwald et leurs satellites. Ainsi, lorsque Léonce et Christiane Halgouët couchent sur le papier les recettes dictées par leurs camarades, ne se font-elles pas, quelque part, ethnologues des camps, à la manière du prisonnier qui peint le visage de ses compagnons d’infortunes venus de pays si lointains ?4

Erwan LE GALL

 

 

 

1 HINGOUËT-CABALE, Christiane, En 1944, j’ai 20 ans, Autoédition, Savenay, 2009.

2 HINGOUËT-CABALE, Christiane, En 1944, j’ai 20 ans, Autoédition, Savenay, 2009.

3 HINGOUËT-CABALE, Christiane, En 1944…, op. cit., p. 11.

4 Pour de plus amples développements sur cette pratique, identifiée encore une fois dans un contexte dont les logiques fondamentales ne sont aucunement comparables avec le système concentrationnaire nazi, on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Quand le prisonnier Maxime Bourrée se fait ethnographe des camps », in TIXHON, Axel, ROCHET, Bénédicte, LACROIX,  Lisa  (textes  rassemblés  et édités  par), Souvenirs  de  ma  captivité  en  Allemagne 1914-1918. Carnets de dessins de Maxime Bourrée, Namur, Presses universitaires de Namur, 2017, p. 78-94. Pour une plus ample présentation des carnets de Christiane et Léonce Hingouet, GAUTIER, Anne-Laure, Etude d’un ensemble de documents ramenés des camps de concentration et de travail de Leipzig et Mauthause par trois déportées françaises, pendant la Seconde Guerre mondiale, Mémoire présenté en vue de l’obtention du titre de Restaurateur Conservateur de biens culturels des Ecoles de Condé, Paris, Ecoles de Condé, 2014, en ligne.