"Vous préférez peut-être Marine Le Pen ?" ; "Emmanuel Macron est le seul rempart aux gilets jaunes, qui appellent au suicide des flics et crient des slogans antisémites" ; "Critiquer le président, c'est préparer le chaos"... Depuis quelques mois, le débat s'est tendu. Comme polarisé. À la rancoeur antiélite et antisystème d'une partie du pays répond désormais une sorte de radicalisation du "camp du bien", pour qui réfléchir à la situation politique sans applaudir systématiquement aux actions du chef de l'État vous range de facto parmi les irresponsables, les "idiots utiles" des blacks blocs ou du Rassemblement national. Et les invectives pleuvent dru. Si virulentes, parfois, qu'elles donnent envie d'objecter, comme dans le film avec feu le génial Jean-Pierre Marielle : "Calmos !"
Cette tension récente découle en partie des réseaux sociaux, sur lesquels de plus en plus de Français s'informent et discutent de l'actualité. L'algorithme de ces nouvelles agoras fonctionnant par affinités électives, il sélectionne et suggère des contenus ou des contacts susceptibles de plaire à l'utilisateur en fonction de ce qui lui a déjà plu auparavant. Logiquement, ce mécanisme polit au fil des clics et des likes des pensées univoques qui finissent par surréagir dès qu'elles sont confrontées à l'altérité des points de vue. L'habitude de la pluralité et de la nuance s'élime ; et notre ethos commun morfle : le débat, de toutes parts et sur tous types de sujets, s'est fait ces dernières années très agressif.
"On assiste à l'émergence d'un nouveau parti de l'Ordre" selon Marcel Gauchet
Mais là n'est pas la seule explication. Car le récent durcissement du camp des "raisonnables" touche également des catégories de personnes qui s'informent peu sur les réseaux sociaux, voire qui n'y pointent jamais le bout du nez. "On assiste au sein des élites à l'émergence d'un nouveau parti de l'Ordre, constate Marcel Gauchet. La philosophie du ni droite ni gauche produit une polarisation inédite, virulente, et qui peut aller très loin."
Pour l'intellectuel, cette radicalisation est d'autant plus paradoxale qu'elle va à l'encontre de la promesse originelle du macronisme, réactivée lors du grand débat, à savoir : tendre une main "bienveillante" aux parties adverses pour confronter les points de vue et faire émerger un diagnostic commun. Or ce qui se passe est précisément l'inverse. L'arrêt du grand débat a comme sifflé la fin de la récré, et chacun s'en est retourné à sa certitude d'être dans le vrai. Et notamment, donc, les soutiens du président, qui reprochent à quiconque fait valoir un droit à la critique de se placer du côté du chaos.
La citadellisation des élites serait, à terme, suicidaire
"C'est l'impasse politique qui crée cette radicalité", analyse encore Gauchet. Qui d'autre que Macron ? Qui pour incarner le fonctionnement normal des institutions et de la démocratie ? Ces questions ne sont pas absurdes. L'opposition "traditionnelle" n'est toujours pas remise du K.O. de 2017, et ça n'est pas Emmanuel Macron ni Marine Le Pen qui voudront changer cela. Au contraire, les deux continuent de se choisir en meilleurs ennemis, mettant en scène un duopole de la vie publique et alimentant cette fracture entre "France officielle" et "France antisystème".
Quel incroyable danger laissons-nous s'installer là. D'abord, sur le principe. Comme le disait très justement le géographe Christophe Guilluy dans nos colonnes, il y a quelques mois, "une société, c'est un haut qui sert les intérêts du bas". Et pas un haut qui se "citadellise" contre "ces fachos d'en bas". En plus de faire du mal au lien national, cette lecture binaire et erronée s'avérera suicidaire à terme, car elle méconnaît les forces en présence. "Le camp d'en haut" - c'est-à-dire, pour aller vite, de ceux qui ne se sentent pas lésés par la mondialisation - est minoritaire en nombre et en voix. Jusqu'à maintenant, le plafond de verre et l'éclatement des populismes français lui ont garanti de rester au pouvoir. Mais c'est un calcul risqué pour l'avenir. Demandez aux Américains. Ou aux Italiens.
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